Saint Augustin : "le vol de poires"

Saint Augustin : "le vol de poires"

Encore Saint Augustin, encore un extrait de son autobiographie, Confessiones (II-4). Nous allons aborder le sujet du Mal. Je vous propose une nouvelle traduction, avec quelques souplesses dans le style pour rendre fluide la lecture.



"Oui, ta loi punit le vol, Seigneur, et la loi écrite dans les cœurs des hommes, que leur méchanceté même n’efface pas. Quel voleur accepterait avec plaisir d’être volé? De même, un riche ne l'accepterait pas d'un pauvre poussé par la détresse matérielle. Moi, j’ai voulu voler et j’ai volé, sans nécessité, sans besoin, par dégoût de la justice, et rassasié de méchanceté ; car j’ai dérobé ce que j’avais déjà en abondance, et de meilleure qualité! Et je ne voulais pas jouir de ce que je voulais voler, mais du vol lui-même et du péché.

"Il y avait un arbre, un poirier, dans le voisinage de notre vigne, chargé de fruits qui n'étaient alléchants ni par l'aspect, ni par le goût. Nous allâmes, moi et ma bande de mauvais garçons, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant, selon notre détestable habitude, prolongé nos jeux jusqu’à cette heure ; nous en rapportâmes de grandes charges, non pas pour nous régaler, mais pour les jeter au porcs (même si nous y goûtâmes un peu), en fait, parce que cela nous faisait plaisir d'accomplir ce qui était interdit.

"Voici mon cœur, Dieu! voici mon cœur que tu as pris en pitié au fond de l’abîme. Qu'il te dise à présent - voici mon cœur! - ce qu'il cherchait là, pour être gratuitement mauvais, sans autre explication de ma malice que la malice même. Elle était laide, et je l’ai aimée ; j’ai aimé périr; j’ai aimé ma difformité; non l’objet qui me rendait difforme, mais ma difformité même, je l’ai aimée ! Âme laide, détachée de votre appui pour sa ruine, non poussé par je ne sais quel vice, mais recherchant avidement le vice.


   Le péché d'Augustin est-il si grave, vraiment? Voler quelques poires, ce n'est pas tuer un homme. Et pourtant, quelles impressions terribles Augustin nous donne.
   Il s'agit donc d'un souvenir, et surtout d'un aveu, d'une confession. Avec une bande de vauriens, Augustin cueille une grande quantité de poires et les jette aux cochons. Peccadille? Augustin semble plus inquiété par les causes de ce larcin que par le larcin lui-même. Augustin dit avoir volé par "plénitude d'iniquité" (sagina iniquitatis), que j'ai traduit dans un registre plus courant "rassasié de méchanceté" (ce qui nous a fait perdre le fait que sagina est un substantif, d'ailleurs).
   La gravité du péché ne dépend donc pas de sa matérialité : elle dépend du plaisir d'avoir commis le mal pour le mal. Cette idée de la gratuité du mal est une pensée neuve à l'époque d'Augustin : les Anciens pensaient, en toute logique, que l'on commettait le mal faute de connaître le bien, ou pour obtenir des avantages ; Augustin avance l'idée que l'on peut commettre le mal pour lui-même. 
    Considérez ce vers quoi tend Augustin dans ses Confessions, à savoir déceler l'action de Dieu dans sa vie passée - tel est le sens de ce regard rétrospectif. On lit ici, à travers le récit du souvenir, une illustration de la doctrine du péché originel ; et dans le dernier paragraphe, on voit que la vie de l'Homme dépend tout entière de la miséricorde de Dieu (miseratus es in imo abyssi...).
   Cette idée de péché originel peut dérouter certains parmi nos contemporains. Le péché total! Un penchant inné vers le mal! Et pourtant: cette culpabilité universelle n'est-elle pas le meilleur moyen de déculpabilisation possible? En effet, si le péché existe avant moi, si j'en suis victime sans même l'avoir choisi, et si, de surcroît, c'est le cas de tous les Hommes, quel allègement de culpabilité, finalement !
   Ne nous débarrassons donc pas trop vite de ce péché originel, si nous voulons tenter de nous y retrouver avec cette difficile question du mal. Le système de pensée fondée sur la doctrine de la "bonté originelle" comporte de sérieux périls : celui qui commet le mal y est vu comme une anomalie, un monstre.
Magister.
  
   

Texte original

Furtum certe punit lex tua, domine, et lex scripta in cordibus hominum, quam ne ipsa quidem delet iniquitas. Quis enim fur aequo animo furem patitur? Nec copiosus adactum inopia. Et ego furtum facere volui et feci, nulla compulsus egestate nisi penuriā et fastidio justitiae et saginā iniquitatis. Nam id furatus sum quod mihi abundabat et multo melius, nec ea re volebam frui quam furto appetebam, sed ipso furto et peccato.

Arbor erat pirus in vicinia nostrae vineae pomis onusta nec forma nec sapore inlecebrosis. Ad hanc excutiendam atque asportandam nequissimi adulescentuli perreximus nocte intempesta (quousque ludum de pestilentiae more in areis produxeramus) et abstulimus inde onera ingentia, non ad nostras epulas sed vel proicienda porcis, etiamsi aliquid inde comedimus, dum tamen fieret a nobis quod eo liberet quo non liceret.

Ecce cor meum, deus, ecce cor meum, quod miseratus es in imo abyssi. Dicat tibi nunc, ecce cor meum, quid ibi quaerebat, ut essem gratis malus et malitiae meae causa nulla esset nisi malitia. Foeda erat, et amavi eam. Amavi perire, amavi defectum meum, non illud ad quod deficiebam, sed defectum meum ipsum amaui, turpis anima et dissiliens a firmamento tuo in exterminium, non dedecore aliquid, sed dedecus appetens.

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