Céline & le christianisme

"La supériorité pratique des grandes religions chrétiennes, c' est qu' elles doraient pas la pilule. Elles essayaient pas d'étourdir, elles cherchaient pas l'électeur, elles sentaient pas le besoin de plaire, elles tortillaient pas du panier. Elles saisissaient l’Homme au berceau et lui cassaient le morceau d'autor. Elles le rencardaient sans ambages : " Toi petit putricule informe, tu seras jamais qu'une ordure... De naissance tu n'es que merde... Est-ce que tu m'entends ?... C'est l'évidence même, c'est le principe de tout ! Cependant, peut-être... peut-être... en y regardant de tout près... que t'as encore une petite chance de te faire un peu pardonner d'être comme ça tellement immonde, excrémentiel, incroyable... C'est de faire bonne mine à toutes les peines, épreuves, misères et tortures de ta brève ou longue existence. Dans la parfaite humilité... La vie, vache, n'est qu'une âpre épreuve ! T'essouffle pas ! Cherche pas midi à quatorze heures ! Sauve ton âme, c'est déjà joli ! Peut-être qu'à la fin du calvaire, si t'es extrêmement régulier, un héros, ‘de fermer ta gueule’, tu claboteras dans les principes... Mais c'est pas certain... un petit poil moins putride à la crevaison qu'en naissant... et quand tu verseras dans la nuit plus respirable qu'à l'aurore... Mais te monte pas la bourriche ! C'est bien tout !...Fais gaffe ! Spécule pas sur des grandes choses ! Pour un étron c'est le maximum !... "

Ça ! c'était sérieusement causé ! Par des vrais pères de l'Église ! Qui connaissaient leur ustensile ! qui se miroitaient pas d'illusions !

La grande prétention au bonheur, voilà 1'énorme imposture ! C'est elle qui complique toute la vie ! Qui rend les gens si venimeux, crapules, imbuvables. Y a pas de bonheur dans l'existence, y a que des malheurs plus ou moins grands, plus ou moins tardifs, éclatants, secrets, différés, sournois... " C'est avec des gens heureux qu'on fait les meilleurs damnés. " Le principe du diable tient bon. Il avait raison comme toujours, en braquant l'Homme sur la matière. Ça n'a pas traîné. En deux siècles, tout fou d'orgueil, dilaté par la mécanique, il est devenu impossible. Tel nous le voyons aujourd'hui, hagard, saturé, ivrogne d'alcool, de gazoline, défiant, prétentieux, l'univers avec un pouvoir en secondes ! Éberlué, démesuré, irrémédiable, mouton et taureau mélangé, hyène aussi. Charmant. Le moindre obstrué trou du cul, se voit Jupiter dans la glace. Voilà le grand miracle moderne. Une fatuité gigantesque, cosmique. L’envie tient la planète en rage, en tétanos, en surfusion. Le contraire de ce qu'on voulait arrive forcément. Tout créateur au premier mot se trouve à présent écrasé de haines, concassé, vaporisé. Le monde entier tourne critique, donc effroyablement médiocre. Critique collective, torve, larbine, bouchée, esclave absolue.

Rabaisser l'Homme à la matière, c'est la loi secrète, nouvelle, implacable... Quand on mélange au hasard deux sangs, l'un pauvre, l'autre riche, on n'enrichit jamais le pauvre, on appauvrit toujours le riche... Tout ce qui aide à fourvoyer la masse abrutie par les louanges est bienvenu. Quand les ruses ne suffisent plus, quand le système fait explosion, alors recours à la trique ! à la mitrailleuse ! aux bonbonnes !... On fait donner tout l'arsenal l'heure venue ! avec le grand coup d'optimisme des ultimes Résolutions ! Massacres par myriades, toutes les guerres depuis le Déluge ont eu pour musique l'Optimisme... Tous les assassins voient l'avenir en rose, ça fait partie du métier. Ainsi soit-il."

L.F. Céline, Mea culpa, 1936


1. La bouche du pistolet et le pied de la Croix.
 

Après une telle lecture, nous sommes tentés de penser que la parole que Barbey d’Aurevilly dit à Huysmans après la lecture d’ A Rebours, à savoir : "après un tel livre, il ne reste plus à l'auteur qu'à choisir entre la bouche d'un pistolet ou les pieds de la croix" aurait pu s’adresser aussi bien à Céline.
 

Avec Mea Culpa, Céline règle ses comptes avec le communisme, comme avec l’Hommage à Zola (1933), il règle ses comptes avec tout humanisme. Au-delà de ces deux réquisitoires, il fait celui de l’Homme. Le constat de la misère de l’homme est-il longtemps tenable ? C'est en ce sens que nous appliquons l'alternative: néant ou Christ.
 

Le tableau qu’il fait ici du christianisme, tout ironique qu’il soit, nous semble, en fait, des plus pertinents, et disant cela je sais bien m’attirer aussi bien la colère de mes coreligionnaires, que le sourire ironique des céliniens. Le christianisme dit et a toujours dit, la grandeur et la misère de l’Homme. Entre mille exemples, le psalmiste dira aussi bien « Je reconnais devant toi le prodige, l'être étonnant que je suis » (138) que « Moi, je suis né dans la faute, j'étais pécheur dès le sein de ma mère. » (50)
 

Nous pensons donc que Céline voit juste, et que ce texte est une simple transposition en langage célinien ce que dit saint Augustin dans Les Confessions ou Thomas a Kempis dans L’Imitation. Le seul problème est qu’il n’y croit pas. Emporté par la dynamique d’écriture pamphlétaire Céline passera alors à Bagatelles pour un massacre. N'optant ni pour la Croix, ni pour le Silence, que lui restait-il à dire, après un tel constat ? Sous peine de mutisme ou d'anéantissement, il lui a fallu trouver le sursaut; et il le trouve en puisant son énergie dans une haine et l'applique à une cible.

2. Actualité de la misère humaine 

Ce tableau d’un christianisme ténébreux a beau choquer nos oreilles (paradoxalement si faciles à effaroucher en ces temps où déferlent la violence et la perversité), il nous invite pourtant à reconsidérer à nouveaux frais l’ancien et sévère propos du christianisme, et à conclure que le discours chrétien actuel aurait bien besoin de s’en voir injecter une certaine dose. Tous les maux de l’église actuels nous semblent, en effet, découler, en partie, de l’oubli des mots les plus durs dont le christianisme a su accabler l’Homme.
 

Je m’étonne que l’on puisse s’étonner de découvrir le comportement abusif de l’abbé Pierre, par exemple. Faire d’un homme un fondateur, une voix, un saint, un mythe, un symbole et une allégorie… Comment s’étonner que cet échafaudage ait été voué à l’effondrement ? Toutes les autorités se courbaient devant sa figure, ou en faisaient une utilisation intéressée. On aurait cru le Bien incarné en une personne. Aveuglés par le signifié (l’Idéal), tous oubliaient le signifiant (un pauvre misérable – comme nous tous). Etait-ce le respecter, prendre soin de lui, de ce pauvre petit humain, écrasé comme les autres de tristes misères et de tristes faiblesses ? C’était lui tendre un piège infernal, celui de l’impunité. Le châtiment est un besoin essentiel de l’âme humaine.*

Henri Grouès aurait eu besoin d’un contrôle, d’un contre-pouvoir, d’un garde-fou. D’un châtiment. Dès la première tentative. Et peut-être en serions-nous restés là: une victime, une punition. Au lieu de cela, ce fut: aucune punition, mille victimes. Cet aveuglement n'est-il pas la conséquence d'une naïveté coupable, permise par la croyance insensée qu'un être tel que l'abbé Pierre était seulement possible, ici-bas? Il a bien fallu nous mentir à nous-mêmes. 

Je veux bien, alors, que l’on accuse le « cléricalisme », ou la manière de gouverner l’Église, etc., dans les affaires d’abus. Mais on ne m’ôtera pas de l’esprit qu’avoir bazardé le discours, sévère et beau, des anachorètes antiques, des spirituels médiévaux de la devotio moderna, des saints du XVIIe, sous prétexte d’un prétendu « dolorisme », a été bien hâtif, bien naïf, et cause d’un aveuglement coupable sur ce que nous savons de l’Homme, et de ses penchants qui ont besoin d’être – sévèrement – réprimés.
Je réponds d’avance à ceux qui – malgré les abus – me reprocheront de vouloir réactiver un discours décourageant. A ces apôtres de l’Enfer vide et de la Miséricorde sans Justice, je répondrai que c’est eux qui découragent, démoralisent et tuent l’espoir ; dans leur joie auto-satisfaite, ils s’enchaînent aux quatre-vingt-dix-neuf, oubliant que le Seigneur se met en marche pour celle qui est perdue. Encore faut-il se reconnaître perdu ; sans cela, quel est l’objet de notre espérance ?

MAGISTER

 

* la formule peut surprendre les oreilles non averties, ou formées au discours anesthésiant dans lequel nous baignons; je ne fais que le reprendre à S. Weil (L'Enracinement, 1949), et il ne s'agit que d'une affirmation des plus classiques, déjà dans le Gorgias de Platon - celui qui commet l'injustice est malade et a besoin d'un médecin (le juge) et d'un remède (la punition).

 

Nikolaï Gay, Голова Христа (tête du Christ), Tereshchenko Museum, Kyiv, Ukraine


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