L'Art et la Prière
(...) Je ne suis pas un
fanatique de Raphaël. J’admire en lui tout ce qu’on voudra, excepté l’artiste religieux. Sa seule Vierge tolérable
est celle de Dresde, et encore, c’est une rosière. Quant à sa
Transfiguration, voici mon très humble postulat. Depuis
trois cent cinquante ans qu’elle existe, un seul homme
a-t-il jamais pu prier devant cette image ? À l’aspect de
ces trois gymnastes en peignoir qui s’enlèvent symétriquement sur le tremplin des nuées, je déclare qu’il me serait tout à fait impossible de bafouiller la moindre oraison.
— Savez-vous pourquoi ? reprit Marchenoir. C’est que
Raphaël, au mépris de l’Évangile, qui n’en dit pas un seul
mot, a tenu à faire planer ses trois personnages lumineux,
obéissant à une peinturière tradition d’extase infiniment déplacée dans
la circonstance. L’ancêtre fameux de
notre bondieuserie sulpicienne, qui feuilletait plus souvent
les draps de sa boulangère que les pages du Livre saint,
n’a pas compris qu’il était absolument indispensable que
les Pieds de Jésus touchassent le sol pour que sa Transfiguration fût
terrestre et pour que la parole de Simon-Pierre
offrant les trois tabernacles ne fût point une absurdité.
Vous parlez de la prière. Ah ! c’est, en effet, le vrai point.
Une œuvre d’art prétendu religieux qui n’inspire pas la
prière est aussi monstrueuse qu’une belle femme qui
n’allumerait personne. Si nous n’étions pas hébétés par la
consigne des traditionnelles admirations, nous n’arriverions pas à
concevoir, que dis-je ? nous serions épouvantés
d’une Madone ou d’un Christ qui n’aurait pas le pouvoir
de nous mettre à deux genoux.
Or, voici le châtiment, plus terrible qu’on ne pourrait
le supposer. Les sublimes imagiers du Moyen Age demandaient souvent, au bas de leurs œuvres, très humblement,
qu’on priât pour eux, espérant ainsi d’être mêlés aux balbutiements des extases que leurs naïves représentations
excitaient. Au contraire, l’âme désolée de Raphaël flotte
en vain, depuis trois siècles, devant ses toiles d’immortalité. La cohue des générations qui l’admirent ne lui fera jamais d’autre aumône que l’inutile suffrage qu’il a
demandé… Peut-être, un jour, sera-t-il permis enfin d’affirmer que la peinture dite religieuse des Renaissants n’a
pas été moins funeste au Christianisme que Luther même,
et j’attends le poète clairvoyant qui chantera le « Paradis
perdu » de notre innocence esthétique. Mais fermons
cette parenthèse et revenons à notre sujet.
Léon Bloy, La Femme Pauvre, XIII
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Raphaël, Transfiguration |
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