culture et chose publique

      Poursuivons la réflexion entamée la semaine dernière. Pour Cicéron, disions-nous, l'homme est sociable par nature. Il n'y a pas d'homme seul. Un fossé existe entre l'homme civilisé et l'homme privé de loi et d’État: ce dernier est un Barbare.

      Ceux qui les premiers s'élevèrent au-dessus de leurs semblables par la supériorité de leur génie, ayant pressenti tout ce qu'on pouvait attendre de la perfectibilité docile de l'esprit humain, rassemblèrent les hommes jusqu'alors épars, et inspirèrent à leurs cœurs sauvages des sentiments de justice et d'humanité. D'abord on conçut l'idée d'un bien commun (communis utilitas) que nous appelons chose publique (res publica). Ensuite se formèrent ces associations que, depuis, nous avons nommées États. Enfin les habitations furent réunies, et l'on eut des cités. Alors s'établirent le droit divin et le droit humain, et des murs entourèrent les villes. Entre la civilisation et la vie sauvage nulle autre distinction que le droit et la force. Point de milieu : dès que nous ne voulons pas de l'un, l'autre est indispensable.(Cicéron, Pro Sextio, XLII - trad. Cabaret Dupaty)

      C'est dans la société, et par la société, que l'homme devient humain, par les lois, la justice, la civilisation, les arts, la philosophie. "L'homme devient humain..." ainsi est développée la notion d'humanitas, qui a donné notre concept d'humanisme. L'éducation et la culture ont pour objet de former des humains. Pour Cicéron, l'éducation a un objectif moral: rendre humains les hommes, cela peut être exprimé, en d'autres termes: les rendre vertueux. Partant, elle a une visée politique. La philosophie, dont Cicéron s'était fait le vulgarisateur, traduisant en latin et synthétisant le corpus grec, n'est donc pas une spéculation abstraite, elle conduit, au contraire, à l'action ; il s'agit de cultiver le sens du devoir, des responsabilités civiques, en vue du bien commun à tous les hommes. Nous rejetterons donc une conception de la culture comme divertissement, et l'éducation comme une formation professionnelle. 

      L'action dans la cité est, pour Cicéron (dans ses ouvrages et dans sa vie), la fin ultime. De là ses options philosophiques : il repousse l'épicurisme, parce qu'il faisait du plaisir le souverain bien, ce qui est incompatible avec la participation aux affaires publiques. Les épicuriens de l'époque étaient d'ailleurs bien souvent des césariens: l'action politique était perçue comme un obstacle à la paix du sage, et cette secte philosophique voyait d'un bon œil la prise en main de ces affaires par un homme fort. Cicéron penchait donc pour le stoïcisme, et sa sympathie allait à l'aspect de cette doctrine qui mettait en lumière les vertus sociales, la justice, l'humanité, le courage civique, le dévouement à la patrie, toutes les vertus républicaines - lui qui a lutté contre les césariens et qui y a perdu la vie.

      L'analogie avec notre temps est aisé: comment ne pas voir partout la préférence pour l'épicurisme, soit dans sa dérive hédoniste (pleinement vécue ou vécue sous la forme de la frustration, c'est tout comme), soit dans sa forme, plus conforme avec l'esprit originel de la doctrine d'Epicure, de détachement de toute "passion", vue comme une possible nuisance - et l'engagement, le dévouement aux autres en font partie.

       L'exemple de Cicéron est toujours vivant, et ce combat pour la culture et pour l'action publique mérite d'être mené, même si les obstacles du détachement et du renoncement, aujourd'hui comme du temps de Cicéron, semblent insurmontables.
      

 

 

W. H. Ihrig, dessin au trait d'après la statue de Caton d'Utique, d'après la statue du Louvre. (https://wyihrig.com/)

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