Nos dieux sont décrépits et la misère en tombe

Une nouvelle fois portons nos réflexions vers l'autorité, et après Tite-Live, lisons un autre texte qu'on ne lit pas tous les jours.

Charles de Gaulle publie Le Fil de l'épée en 1932 ; il s'agit du premier volet d'un diptyque dont le second sera Vers l'armée de métier (1934). Le portrait du chef qu'il brosse dans les lignes qui suivent est frappant dans la mesure où de Gaulle donne l'impression de faire le sien, celui du futur chef de la Résistance, plus tard Président de la République.

Il s'était fixé une éthique, l'avait formulée, et s'y est tenu.

Dans son époque, radicalement opposé à la fois au marxisme et à l'individualisme (gidien, par exemple), de Gaulle voit dans la figure du chef la solution à la crise morale et sociale dont il était le contemporain. Non pas un chef qui tire son autorité de ses titres ou de sa fonction, mais de lui-même, de sa volonté et de son audace; selon lui, il est celui qui s'élève au dessus du commun, toujours enclin à s'opposer aux grands idéaux, que le chef, lui, se doit d'incarner - et d'imposer.


"Notre temps est dur pour l’autorité. Les mœurs la battent en brèche, les lois tendent à l’affaiblir. Au foyer comme à l’atelier, dans l’État ou dans la rue, c’est l’impatience et la critique qu’elle suscite plutôt que la confiance et la subordination. Heurtée d’en bas chaque fois qu’elle se montre, elle se prend à douter d’elle-même, tâtonne, s’exerce à contretemps, ou bien au minimum avec réticences, précautions, excuses, ou bien à l’excès par bourrades, rudesse et formalisme.

Cette décadence suit le déclin de l’ordre moral, social, politique qui, depuis des siècles, est en usage dans nos vieilles nations. Par conviction et par calcul, on a longtemps attribué au pouvoir une origine, à l’élite des droits qui justifiaient les hiérarchies. L’édifice de ces conventions s’écroule à force de lézardes. Dans leurs croyances vacillantes, leurs traditions exsangues, leur loyalisme épuisé, les contemporains ne trouvent plus le goût de l’antique déférence, ni le respect des règles d’autrefois. 

« Nos dieux sont décrépits et la misère en tombe »*

Une pareille crise, pour générale qu’elle paraisse, ne saurait durer qu’un temps. Les hommes ne se passent point, au fond, d’être dirigés, non plus que de manger, boire et dormir. Ces animaux politiques ont besoin d’organisation, c’est-à-dire d’ordre et de chefs. Si l’autorité chancelle sur des fondements ébranlés, l’équilibre naturel des choses lui en procurera d’autres , plus tôt ou plus tard, meilleurs ou moins bons, propres dans tous les cas à l’établissement d’une nouvelle discipline. Bien mieux, ces bases, voici qu’on les discerne : c’est la valeur individuelle et l’ascendant de quelques-uns. Tout ce que les masses, naguère, accordaient de crédit à la fonction ou à la naissance, elles le reportent à présent sur ceux-là seulement qui ont su s’imposer. 
 
[...]
 
Encore faut-il que ce dessein, où le chef s’absorbe, porte la marque de la grandeur. Il s’agit de répondre, en effet, au souhait obscur des hommes, à qui l'infirmité de leurs organes fait désirer la perfection du but, qui bornés dans leur nature, nourrissent des voeux infinis et, mesurant chacun sa petitesse, acceptent l’action collective pourvu qu’elle tende à quelque chose de grand. On ne s'impose point sans presser ce ressort. Tous ceux dont c’est le rôle de mener la foule s’entendent à l’utiliser. Il est la  base de l’éloquence : pas d’orateur qui n’agite de grandes idées autour de la plus pauvre thèse. Il est le levier des affaires: tout prospectus de banquier se recommande du progrès. Il est le tremplin des partis dont chacun ne cesse d’invoquer le bonheur universel. Ce que le chef ordonne doit revêtir, par conséquent le caractère de l’élévation. Il lui faut viser haut, voir grand, juger large, tranchant ainsi sur le commun qui se débat dans d’étroite lisière. Il lui faut personnifier le mépris des contingences, tandis que la masse est vouée aux soucis de détail. Il lui faut écarter ce qui est mesquin de ses façons et de ses procédés, quand le vulgaire ne s'observe pas. Ce n'est point affaire de vertu et la perfection évangélique ne conduit pas à l'empire. L'homme d'action ne se conçoit guère sans une forte dose d'égoïsme, d'orgueil, de dureté, de ruse. Mais on lui passe tout cela et, même, il en prend plus de relief s’il s’en fait des moyens pour réaliser de grandes choses. Ainsi, par cette satisfaction donnée aux secrets désirs de tous, par cette compensation offerte aux contraintes, il séduit les subordonnés et, lors même qu’il tombe sur la route, garde à leurs yeux le prestige des sommets où il voulait les entraîner. Mais, qu'il se borne au terre à terre, qu'il se contente de peu, c'en est fait! il peut être un bon serviteur, non pas un maître vers qui se tournent la foi et les rêves."


Charles de Gaulle, Le Fil de l'épée, "Du Prestige", I et II, 1932.
 

* Albert Victor Samain, " Je n'ai plus le grand cœur des époques nubiles ..."
 
Eugène Thirion, Jeanne d'Arc. Chatou, église Notre-Dame.

 
 

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