Un conte oriental

Et c’était d’abord la confuse évocation d’une indécise Asie, grimaçante et quasi folle ; puis la vision se précisait, s’arrêtait sur le ravisseur du gibet sacré, sur l’étonnant Khosroës qui, au septième siècle, envahit le territoire de la Syrie, prit d’assaut Jérusalem qu’il pilla, s’empara du grand prêtre Zacharie et, triomphalement, ramena, dans son royaume de Perse, le bois de la vraie croix laissé par sainte Hélène aux lieux mêmes où le Christ avait souffert.

Une fois rentré dans ses Etats, l’orgueil démesuré de cet homme fit explosion ; il voulut être adoré comme le seigneur et il décréta tranquillement qu’il n’était ni plus ni moins que Dieu le Père.

Pour s’appliquer tout entier à ce nouveau rôle, il abdiqua la souveraineté entre les mains de son fils, construisit une tour dont les murailles extérieures furent revêtues de plaques d’or et il s’y enferma, au rez-de-chaussée, en une étrange salle cloisonnée de métaux précieux et incrustée de gemmes ; puis il voulut, ainsi que le tout-puissant, avoir son firmament à lui et le plafond s’éleva à des hauteurs vertigineuses et s’éclaira, le jour, par un soleil savamment exercé, la nuit, par une habile lune autour de laquelle pétillèrent les feux colorés des étoiles feintes ; ce ne fut pas assez ; ce ciel immuable, machiné par des centaines d’esclaves, le lassa ; il exigea les intempéries, les ondées, les orages des véritables saisons et il installa, au sommet de la tour, des appareils hydrauliques qui purent, à volonté, distribuer la pluie fine des temps qui se gâtent, les rafales d’eau des trombes, les gouttes amicales des soirs d’été ; il fit également apprêter des jets de foudre et de pesants chariots roulèrent dans les souterrains de la tour, sur des pavés métalliques et ébranlèrent du bruit de leur tonnerre les murs.

Alors il se crut l’indiscutable sosie du père et, au fond de ce puits lamé d’or et ponctué de pierreries, fermé par la coupole d’un firmament de théâtre, il siégea, à demeure, sur un trône, à la droite duquel il planta la croix du sauveur, tandis qu’il huchait, à gauche, sur la pyramide d’un fumier en filigranes d’argent bruni, un coq.

Il entendait représenter de la sorte le Fils et le Saint-Esprit.

Et ses anciens sujets défilèrent devant cette idole peinte et tiarée, immobile dans son manteau d’or, dardant des étincelles de toutes ses gemmes qu’embrasaient des rayons lumineux des faux astres, fulgurant, incombustible, dans ce brasier de murs et d’étoffes tout en lueurs.

On se figure, entre la croix et le coq, sous la mitre en flammes, la tête parcheminée, crevassée de rides ravinant le front et les joues sous l’enduit des pâtes, la barbe annelée et nattée, les yeux creux et déserts, vivant, seuls, en cette statue d’or, adulée par les prières qui montaient autour d’elle, dans les étourdissantes vapeurs des olibans, les prières qui invoquaient, au nom de Jésus, Dieu le Père.

Cette mascarade dura combien de temps ? Quatorze ans, dit la légende ; toujours est-il qu’à un moment l’empereur Héraclius parvint à réunir une immense armée et partit à la recherche de la sainte croix. Il rencontra près du Danube les troupes du ravisseur, défit en combat singulier son fils et rejoignit, en Perse, le vieux monarque dans sa tour.

Khosroës ignorait que son fils eût été vaincu, car tous le haïssaient et personne n’osait lui annoncer cette nouvelle.

Il faillit trépasser de rage lorsqu’il vit entrer, suivi de sa cour, l’empereur Héraclius qui, l’épée à la main, lui dit :

— Roi, tu as, malgré tout, honoré à ta manière le bois du Christ ; si donc tu consens à avouer que tu n’es qu’un homme et que tu n’es par conséquent que le très humble serviteur du Très-Haut, tu auras la vie sauve. Je reprendrai simplement la croix de notre rédempteur et te permettrai de régner sur tes peuples en paix. Par contre, si tu refuses ces conditions, mal t’ écherra, car aussitôt je te tuerai.

En l’écoutant, les yeux de Khosroës flambèrent, rouges, comme les prunelles nocturnes des vieux loups, et il se dressa pour maudire son adversaire et rejeter avec mépris ses offres.

Alors d’un revers de lame, l’empereur décolla le vieillard ; et la tête vola et rebondit sur les dalles, se balança un instant sur la nuque, hocha, ainsi que pour répondre encore non, et finalement s’inclina tout d’un côté et les yeux s’éteignirent, tandis que la momie d’or tombait, versant par le trou ouvert du col, de même que par une bonde débouchée de tonne, des flots de sang.

Et Héraclius fit ensevelir le souverain et détruisit sa tour.

J.-K. Huysmans, L'Oblat (1903), chap. II


Cet extrait de roman, je l'isole et le nomme "conte oriental", parodiant le titre de Marguerite Yourcenar Nouvelles orientales. Pensons l'exotisme en littérature. Les ingrédients : - un ailleurs mystérieux, troublant et fascinant - les éléments classiques de la rêverie, de la sensualité, du surnaturel ou de la cruauté- richesse de la description, dans laquelle la recherche verbale, le mot exotique, les descriptions luxuriantes tirent la prose du côté de la poésie. On a parlé à ce sujet de prose poétique, d'écriture artiste... et l'exotisme est un cadre privilégié pour le déploiement de telles ressources langagières. Les limites entre les genres deviennent floues: parfois l'on est proche du conte, parfois proche du poème en prose... et plus on avance dans le temps, plus les formulations se complexifient, et, prolongement "baroque" du romantisme, c'est le décadentisme à la charnière des deux siècles, dont Husymans est un représentant.

Quelques conseils de lecture, dans une perspective chronologique:

- Chateaubriand, début d'Atala (la description des rives du Meschacébé)

- Flaubert, La Tentation de Saint-Antoine, Hérodiade, Salammbô.

- Yourcenar, Nouvelles orientales.

Si le décadentisme est la vieillesse malade & le romantisme l'âge adulte de cette tendance, il faut en voir l'enfance au XVIIIe siècle : la rêverie romantique a exploité le goût de l'époque précédente pour les descriptions des Îles et du Nouveau Monde livrées par les explorateurs, avec au centre la figure du "Bon Sauvage" (cf. Diderot, Supplément au voyage de Bougainville, par exemple), mais l'idéal utopique fondé sur des récits de voyage réels à cédé sa place à l'imaginaire et à l'artifice. La critique 'philosophique' dix-huitième du fait politique et social, qui n'exclue pas d'envisager une éventuelle amélioration à apporter à un état des choses insatisfaisant, a cédé la place au dégoût, au rejet en bloc du 'monde', au renoncement à tout espoir d'un meilleur, à la fuite et à l'évasion.  En outre, le 'Sauvage' est devenu de moins en moins 'bon'...

Ces ingrédients se retrouvent pour la plupart dans cet extrait de L'Oblat de Huysmans, dernière œuvre de l'auteur "décadent" converti au catholicisme: une époque moins connue (partant plus mystérieuse, plus inquiétante...), celle du Haut Moyen-Âge; des descriptions foisonnantes qui tirent le récit du côté de la poésie; un Orient étrange et sauvage; le délire somptueux d'un vieux tyran asiatique ; la cruauté finale et fortement poétisée. Vraie littérature de l'évasion... le lecteur lisant pour échapper au monde se trouve face à un miroir avec ce Khosroës. Au-delà de ce qui rattache ce "conte" à la littérature de l'exotisme, nous reconnaissons la carte d'identité de l'auteur Huysmans ; il y a du Des Esseintes (A Rebours) dans ce personnage solitaire qui s'enferme dans sa prison luxueuse toute composée d'artifices. C'est l'obsession huysmanienne qu'on retrouve aussi bien chez M. Bougran (La Retraite de M. Bougran, histoire d'un fonctionnaire mis à la retraite anticipée, malgré lui, et qui recrée, artificiellement, l'univers administratif chez lui) que dans A vau l'eau (histoire de Folantin, qui va de déception culinaire en déception culinaire, dans une sorte de quête absurde, pour vaincre son ennui). Folantin, Bougran, Des Esseintes, Durtal (dans Là-Bas) et ce roi Khosroës : tous ces personnages en quête d'artifice partagent tous également le même ennui. C'est l'ennui "fin de siècle", héritier du spleen romantique et du taedium vitae.

Extraire ce passage donne l'impression d'un conte qui se suffit à lui-même. Si nous considérons le passage dans la continuité du roman, il dit autre chose: c'est en fait la rêverie d'un Durtal, lors d'un office monastique bénédictin, le jour de la fête de l'exaltation de la Croix; son imaginaire se détache de la prière en train d'être psalmodiée par les moines, pour s'attacher à l'événement historique dont il est question ce jour-là: la Croix du Christ, enlevée par le roi asiatique, est retrouvée par le byzantin Héraclius, et restituée au monde chrétien. A partir du donné historique, l'imaginaire de Durtal vagabonde... mais le narrateur-personnage finit par se reprendre et, ironie de l'auteur, nie ce qui vient d'être dit pour donner une version plus proche de la réalité historique et cette deuxième version vient annuler la première; ce Khosroës se prenant pour Dieu le Père n'a en fait existé que dans l'imaginaire durtalien. C'est comme une dernière manifestation du goût d'un décadent devenu catholique, comme s'il reprenait ses esprits...

La suite du roman fait néanmoins honneur au style d'Huysmans, et à ses manies descriptives, faites d'extême précision et d'extrême raffinement, avec la description des plantes du jardin, la description de la liturgie, le développement sur les symboles de l'Avent, entrecoupés de retours au réel, notamment par la galerie de portraits des villageois et des moines, qui réactivent les origines "naturalistes" de l'auteur. Et à la fin, l'échec final, inévitable : si Des Esseintes, dans A Rebours, doit quitter son manoir peuplé d'artifices en raison de son état de santé et retourner à Paris, ce qui équivaut à la mort, comme celle de Khosroës qui, quand il doit renoncer à son univers imaginaire, va être cruellement ramené à la réalité par Héraclius, Durtal, lui, devra renoncer à son rêve monastique et artistique et rentrer lui aussi à Paris, c'est-à-dire mourir. Cela nous amène à nous poser la question suivante : la conversion de l'esthète Husymans est-elle suspecte, tant sa manière de décrire la religion qu'il embrasse est identique à celle qu'il a déployée pour décrire les univers artificiels de ses personnages décadents? 

Je crois plutôt que le bon Dieu sait très bien utiliser ce que nous sommes pour le transfigurer. La conversion a cela de familier avec la transfiguration: nous ne changeons pas et pourtant nous ne sommes plus les mêmes.

MAGISTER

 

Salvador Dalí (1904+1989), Le Tombeau de Juliette (1942)

 

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