J. Maritain à J. Cocteau: "Je n'ai pas su vous apprendre à prier..."

"Jean, rien ne sépare mon coeur de votre coeur, mais mon incapacité à vous faire désirer le coeur de Dieu m'est une douleur sans fond. Qu'ai-je su faire pour vous, mon Jean? Tant d'impuissance me fait honte, découvre atrocement ma misère, condamne peut-être ma présomption. Je n'ai pas su vous apprendre à prier jusqu'au point où la douceur de Dieu se fait connaître à l'âme et préférer à tout autre expérience. Car ce n'est pas assez de reconnaître Dieu dans la beauté des créatures, qui ne sont encore que des images, il faut encore vouloir offrir à Dieu un coeur si purifié qu'il puisse s'y montrer avec sa beauté propre. Alors seulement disparaissent tous les doutes au sujet des commandements."

Jacques Maritain à Jean Cocteau, 11/08/1927

Ces lignes de 1927 font écho au constat déjà posé par Maritain à propos de son ami, dans la Réponse à Jean Cocteau de 1926:

"Pour vous toutefois, mon cher Jean, à ce moment vous n'aimiez pas Dieu tout à fait comme il faut, et le péché vous apparaissait, je crois, plutôt comme une infraction à quelque règlement de douane céleste que ce qu'il est en réalité, un déicide."

Lignes que j'avais déjà proposées à l'intérêt des lecteurs des Cahiers. La lettre de 1927 signe un échec, aux yeux de Maritain en tout cas; son ami ne semble pas avoir approfondi suffisamment la foi, qu'il avait embrassée avec enthousiasme en 1925, pour quitter la peur puérile du Dieu gendarme.

Nous disions la semaine dernière que la mystique a une place première sur l'ascétique. Le coeur-à-coeur d'oraison, l'expérience de la beauté invisible de Dieu, doivent avoir la primauté. Sans cela, les commandements sont surhumains ou bien sont un carcan qu'on s'impose comme un stoïcien ou un masochiste. (et inflexible avec soi-même on tente naturellement d'imposer aux autres notre discipline; et puisqu'on n'y parvient pas, on condamne).

Le chrétien - selon l'enseignement du Christ (" toi, quand tu pries, entre dans ta chambre, et ayant ferme ta porte, prie ton Père qui demeure dans le secret") et selon son exemple ("il monta sur la montagne pour prier à l'écart") - tire son souffle de sa vie de prière. Sa vie morale n'est qu'une réponse à l'amour de Dieu expérimenté dans l'oraison. "J'ai fait de tes commandements mes délices" dit le psaume. Les commandements, pris tels quels, n'ont rien de délicieux. Ce sont des morceaux de pierre, comme l'image vétérotestamentaire des tables l'indique avec expressivité. L'amour des commandements ne prend sens que dans l'amour de Dieu, dont les commandements ne sont qu'un attribut. 

Jacques Maritain poursuit, dans la même lettre de 1927: 

"Un jour ne consentirez-vous pas à faire seulement une retraite d'un mois, pleinement à Dieu, dans le silence de tout (...). N'obtiendrai-je pas cela de votre amitié ? (...) Dieu seul peut vous instruire, il faut seulement lui en donner le temps, et assez de silence pour entendre une voix qui fait moins de bruit qu'un rayon sur l'eau".

Maritain  donne cette solution, qui est la même que nous lisons dans les mystiques du Moyen-Âge, chez les Pères de l'Eglise, et dans l'Evangile lui-même ("il se rendit sur la montagne et y pria toute la nuit"): le chrétien, pour être chrétien, doit apprendre à faire halte, à faire silence, dans la solitude, gratuitement et inutilement pourrions-nous dire. Je ne peux que me faire inlassablement l'écho de cette solution, d'une simplicité déconcertante, et qui pourtant semble si difficile à mettre en place dans nos existences: faire une "retraite", d'un mois, d'une semaine, de 48 heures, dans une communauté dédiée à cela, ou simplement chez soi, dans un lieu calme prévu à cet effet, une humble demi-heure par jour.

Magister

Emil Nolde, Sonnenaufgang auf See. Thyssen Museum


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