Le courant littéraire est certainement ce qu’il y a de plus ardu à faire saisir par les classes. La figure de style, touchant à des sections de texte limitées, sont par là même assez faciles à identifier, comme un jeu technique ; parler de registre, de tonalité (lyrique, pathétique, …) est déjà plus subtil, et plus ouvert à la discussion : le « ton » d’un texte, l’effet qu’il produit par conséquent, met en jeu plusieurs procédés, et est davantage sujet à interprétation. Le plus ardu est le maniement des « courants ». On parle à grands traits de tendances un peu abstraites, que l’on peine souvent à les retrouver au sein de des œuvres une fois le temps de la lecture venu. C’est que le courant littéraire peut désigner aussi bien une école, un projet, l’atmosphère d’une époque, une mode, un goût. Parfois il est nommé par ceux qui font école, parfois c’est la critique postérieure qui attribue l’appellation. Dans ce réseau complexe, ce qui constitue le piège le plus évident, et pourtant celui dans lequel tombent le plus souvent les élèves, c’est l’inversion des causalités entre production et courant : car c’est la somme des productions, une fois un recul sur celles-ci pris, qui permettent de dégager l’apparence d’un courant, une somme de points communs – les élèves, dociles au professeur qui brasse les siècles et jongle avec les mouvements littéraires, finissent par croire que les auteurs se conformaient à un courant normatif, comme des fonctionnaires appliquant une directive. La réalité est bien sûr plus subtile : les auteurs étaient à la fois soumis à leur temps et aux goûts, modes, esthétiques, valeurs de ce temps ; et ils étaient également ceux-là mêmes qui étaient à l’origine de ces goûts, modes, esthétiques ; parfois par désir de trancher et de poser un nouveau départ : il y a autant d’injustice chez du Bellay à l’égard de la poésie médiévale dans la Défense et Illustration qu’il y en a chez Breton à l’égard du roman du XIXe dans son Manifeste du Surréalisme. Et je parle ici de courants à manifestes ; or l’on identifie également à des « courants » des réseaux ou nébuleuses d’auteurs ou d’œuvres ou d’esthétiques au traits ressemblants mais non identiques : il n’y a pas de manifeste du baroque.
Pour illustrer la difficulté du professeur de français à évoquer les « courants », j’aimerais prendre l’exemple du Classicisme. Le professeur consciencieux parlera d’imitation des œuvres de l’Antiquité, d’un idéal d’ordre et d’harmonie, de clarté et de rigueur. En approfondissant un peu, on touche à ce qui est de l’ordre de la mode, de l’attente du public de l’époque : vraisemblance, bienséances, personnages nobles, style soutenu, vers, règle des trois unités. S’ajoute aussi une mission littéraire que l’on résume aussi dans l’injonction : « plaire & instruire », qui semble bien faire figure d’injonction : à titre d’exemple, lisez la préface de Perrault à ses contes, qui s’efforce de faire du conte un genre à moralité quand le conte, par nature, n’en est pas un ; et de rajouter de façon systématique à ses contes une ou plusieurs moralités : nous sommes à une époque où l’œuvre littéraire tire sa légitimité de sa mission d’édification. Mais cette articulation « forme plaisante » / « fond sérieux » ne me semble pas l’apanage du Classicisme, et parcourt toutes littératures. Mais cet idéal de rigueur, de symétrie, cette ascèse de l’écriture, cette épure invoquée : vous saute-t-elle aux yeux à la lecture d’une fable de La Fontaine ou d’une pièce de Racine ? Je pense qu’elle se comprend, à la rigueur, par comparaison ; à côté de tel passage des Tragiques de d’Aubigné ou de Gargantua de Rabelais, les œuvres classiques semblent bien corsetées, en effet. Mais pour saisir ces nuances, que de kilomètres de lecture nécessaires ! L’élève de première bien intentionné prendra pour argent comptant ce que lui dit son professeur sur le fameux « idéal de rigueur », de « symétrie », de « clarté », comme une croyance dogmatique que l’observation des faits ne permet pas, malheureusement, de vérifier.
Et d’ailleurs, qu’est-ce qui saute vraiment aux yeux, quand on lit Racine, La Fontaine, La Fayette, La Rochefoucauld, Molière, Pascal ? Est-ce un idéal de clarté, de rigueur, souvent relié à l’ambition de l’ordre absolutiste? La clarté, la symétrie, le triomphe de la monarchie de droit divin, on les trouve dans les jardins de Versailles ; mais dans la littérature, on trouve plutôt la noirceur d’une âme humaine torturée ; non un homme glorieux, mais un homme déchu.
Accordons à la rigueur que ce style corseté, ascétique et précis puisse être la manifestation d’un classicisme d’essence louisquatorzienne ; mais le choix des sujets ! Autant la production littéraire s’accorde sur la forme, mais semble s’en dissocier sur le fond.
En réalité, cette littérature du dévoilement, que l’on nomme littérature de moralistes, qui analyse et dissèque l’intime de l’être humain, dans toute sa laideur, est bien une littérature de l’ordre absolutiste, et nous allons montrer pourquoi. Dans un système politique qui semble avoir trouvé, lui, sa perfection classique, dans ce système autoritaire et solaire, la noblesse se retrouve privée d’héroïsme, muselée, émasculée et cantonnée dans une vie de cour frustrante : or les auteurs ne parlent que de cela, à savoir d’un homme déchu, nostalgique d’une élévation, et sans cesse troublé par la tentation du mal ; d’un homme misérable dont le portrait final se dessine d’un auteur à l’autre : par Pascal dans son fameux portrait de l’homme sans Dieu des Pensées de 1670 ; par La Fontaine, dans ses Fables, premier et deuxième recueil ; par La Rochefoucauld dans Les Maximes de 1665… La Rochefoucauld : voilà un cas exemplaire d’aristocrate privé – avec l’échec de La Fronde – de rien de grand à entreprendre, se repliant dans la vie de cour et dans la rédaction des Maximes, où toute vertu est accusée d’hypocrisie, où l’amour-propre devient le moteur de toutes nos actions, même les plus louables… La Princesse de Clèves, les tragédies de Racine : que montrent-elles sinon des personnalités illustres esclaves de leurs passions, insérées dans des milieux très « politiques », des lieux de pouvoir, où les personnes pourraient être saisies d’une haute ambition politique, mais où, au contraire, c’est la passion, le désir personnel, l’ambition contrariée d’être reconnu et aimé qui torture ces personnages – prêts à renoncer à un pouvoir offert, ou à un devoir imposé, pour courir après un amour refusé.
Le classicisme est un temps qui marque à la fois le sommet de l’ordre et le moment le plus aigu d’une crise.
Ce moment de changement anthropologique, cette transition de la soumission à l’ordre de la Nature, ou de Dieu, ou de la Tradition, ou de la communauté organique, à l’émancipation de l’individu, du désir individuel, du profit, du bonheur - ce que l’on nommera : le libéralisme – ce moment, qui part de Don Quichotte (crise des valeurs, crise des modèles) pour aboutir à Robinson Crusoé (l’industriel, l’entrepreneur, nouveau modèle), cette transition, au siècle « classique », en France, semble freinée par l’expression forte d’un Ordre, de nature divine, d’une autorité affirmée exigeant la soumission, mais n’empêchant pas la crise de continue à s’exprimer, de façon plus ou moins souterraine, et la production littéraire en est l’expression. La distinction forme et fond, surface et profondeur, joue à plein : si, sur la forme, la production littéraire de 1660-1680 semble être un âge d’or de l’utilisation de notre langue, et ne dit qu’ordre et respect, sur le fond, dans le choix des thèmes et des sujets, ce n’est que pessimisme, angoisse existentielle, déchéance de l’homme. Les auteurs, censés plaire, pris par leur admiration (sincère ou forcée) de l’ordre établi, censés le glorifier, se replient sur la morale, comme si leur insatisfaction à l’égard de ce système politique brillant et étouffant, ne pouvant être explicitement exprimée, était transposée dans l’ordre de la morale personnelle, et de la force des passions, accusées d’être la cause de tous maux. On trouve bien, chez La Fontaine, ou chez un certain Molière, une esquisse de critique des structures sociales & idéologiques. Mais tout le reste : morale, morale, morale.
MAGISTER
Nicolas de Verdun (1130+1205), Camée à l'effigie de la Méduse - détail de la châsse des Rois Mages, cathédrale de Cologne |
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