La mort de Robert Badinter a été l'occasion de repenser la peine capitale et les raisons de son abolition.
Nous ne croyons pas que l'abolition de la peine capitale en France fut la conséquence d'un progrès moral. Le mouvement abolitionniste était à l'époque déjà enclenché, et à peu près universel dans le monde occidental. Nous ne pensons pas que l'humanité européenne était alors parvenue à un nouveau stade de conscience, mais plutôt à un nouveau stade de sa modernité, un nouveau stade de son évolution anthropologique, engagée à la fin du Moyen-Âge et qui, sur une durée de quelques siècles, a vu ses sociétés passer d'un stade "organique", où chaque individu et groupe social était solidaire des autres par des liens comparables à ceux qui unissent les membres et les organes du corps, à un stade à la fois individualiste et massifié. Le triomphe de l'individu, en effet, ne va pas sans le passage à une société de masse, masse dont la définition la plus exacte est celle d'une addition d'individus, sans liens "organiques" entre eux, les seuls liens les unissant étant contractuels, juridiques, marchands, et bien sûr régis par d'amples dispositifs techniques de contrôle social. Dans cette société sans autorités, sans tradition et sans religion, l'individu est sacralisé; la raison fondamentale de l'abolition de la peine de mort réside par conséquent dans le fait que le corps de l'individu ne peut plus, dans un tel contexte social, être à la disposition de l’État.
Les autres arguments des abolitionnistes ont aujourd'hui force d'évidence. La peine du mort comme vengeance? La justice humaine n'a pas à venger. La peine de mort serait dissuasive? L'on a assez prouvé qu'au moment du passage à l'acte, les répercussions de la dissuasion sont comme effacées de l'esprit du criminel. Tous les arguments pour la peine capitale tombent sous la force des contre-arguments ; mais il en reste un, mentionné d'ailleurs par Badinter dans son discours du 17/09/1081, que l'on a mis facilement de côté, et qui mérite qu'on le relise à nouveaux frais : celui de la peine de mort comme sacrifice expiatoire.
C'est la fonction de la peine de mort la plus primitive, et son archaïsme même semble la disqualifier la première. En fait, elle n'a cours que dans ces sociétés que nous avons nommées plus haut "organiques", car elles impliquent la croyance en la contagion du mal, c'est-à-dire que le mal provoqué par un criminel l'exclut de la communauté humaine; la présence du criminel en son sein met celle-ci en danger. Notre passage à la modernité annule de telles croyances et de telles pratiques. Pourtant, il nous semble qu'elles permettait d'assouvir certains besoins primaires de l'âme humaine. Ainsi, une fillette de six ans est assassinée dans des conditions abominables; étrangement, avec l'abolition de ce sacrifice expiatoire qu'était la peine capitale, on a l'impression que ce crime va et même doit rester impuni et qu'il faut s'en accommoder. L'esprit considère alors, sourdement - car il finit toujours par trouver normal ce qu'il ne peut empêcher - que, malgré le concert de mots dont le volume est décuplé par les médias, ce n'est pas si grave que cela, le meurtre d'une fillette, puisque son meurtrier, après quelques années de prison, reprendra une vie normale. Son crime ne l'exclut plus de l'humanité ; sa monstruosité ne le transfère plus dans la catégorie de l'anormal. En réalité, les âmes sont abruties à la fois par l'horreur de l'événement et par l'absence de réponse collective à un acte qui les trouble profondément, mais ce trouble est archaïque, peu en phase avec la modernité: on le nie. Le crime abominable ne trouvant pas de réponse à la hauteur, la vie de l'individu meurtrier demeurant aussi sacrée que la vie de l'individu lambda, le meurtrier restant un individu comme un autre, le meurtre de la fillette devient lui aussi, qu'on le veuille ou non, un événement comme un autre, rapidement oublié - non par la famille bien entendu; mais par le public, qui passe, fasciné derrière ses écrans, à un nouveau crime affreux chassant l'autre (la famille, elle, devra souffrir, et souffrir plusieurs fois, puisqu'il lui faudra endurer la vie du meurtrier, sa sortie de prison, le fait qu'il reprenne une vie normale, et le cas échéant, le fait qu'il récidive). Partout ce désintérêt pour le sort d'autrui, mal dissimulé sous les fausses protestations d'empathie pour la misère humaine. Il ne peut en être autrement quand l'individu prime sur le collectif, quand la masse remplace l'organicité. Nous n'avons plus que les mots pour exprimer notre désarroi ou notre indignation; mais ils sont démonétisés, car ils ne trouvent plus leur prolongement naturel dans un acte.
Rétablir la peine de mort est hors-sujet et impensable: elle est indissociable d'une certaine forme de société, fondée sur des liens de solidarité et de dépendance naturels, familiaux, culturels, traditionnels ou religieux, modèle aujourd'hui introuvable à l'époque de la société atomisée, à la fois individualiste et massifiée, où l'on ne trouve pas d'autre horizon que celui de produire et de consommer. Loin d'avoir été le résultat d'une élévation des consciences, l'abolition est plutôt le signe de leur anesthésie générale, condition, semble-t-il, nécessaire, pour pouvoir jouir, dans nos sociétés individualistes, de ce à quoi se résume nos existences: "Quorum Deus venter est" (Ph 3).
MAGISTER
Nenad Bacanovic (? - ?) |
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