Charles Gounod, Messe chorale sur l'intonation de la liturgie catholique

Cette année, le chœur de notre lycée Saint Jean (institution qui fait partie de notre personnalité depuis que notre fondateur Pierre Gardeil en prit l'initiative) va interpréter la Messe chorale sur l'intonation de la liturgie catholique, ou Messe Solennelle n°4, les 6 et 7 avril, à Lectoure (cathédrale). Voilà l'occasion de faire un peu de musicologie dans les Cahiers.







La messe, genre musical ?

Un peu d'histoire de la musique tout d'abord.

Certains lecteurs seront peut-être surpris que l'on considère la messe comme genre musical. Pour d'autres, plus habitués à l'écoute, il ira de soi que la messe est un genre musical comme un autre, qu'on écoute au concert. Drôle d'idée quand même: depuis quand un rite, une cérémonie religieuse devrait-elle devenir un genre musical? C'est un fait de civilisation singulier, propre à notre histoire musicale et religieuse européenne et chrétienne.


Partons du point de départ: pourquoi la musique dans le rite ? La musique de l’Église catholique a pour but de souligner la grandeur et la solennité de la liturgie. C'est du moins ainsi qu'elle a été pensée pendant un longtemps - et théoriquement encore aujourd'hui. Elle accompagne les élans spirituels des fidèles, les soutient, les renforce.


Traditionnellement, l'expression de la musique catholique est le chant grégorien monophonique, répertoire musical composé dans le style du Cantus Planus, ou plain-chant, c'est à dire une musique vocale a capella (sans accompagnement - en théorie), monodique (c'est-à-dire non polyphonique), modal (sans modulation harmonique), non mesuré (c'est-à-dire sans mesures ni divisions, mais suivant la rythmique verbale).


Outre le plain-chant, la musique catholique connaît depuis le Moyen-Âge la polyphonie, ou chant à plusieurs voix: elle l'utilise dans une multiplicité des genres, le motet, le psaume, le Te Deum, le Magnificat, l'antienne, la séquence (Stabat Mater, par exemple), et enfin, la Messe.


Autre point : par Messe, il faut entendre « ordinaire » (ordinarium) de la messe, c'est-à-dire les parties fixes de la messe, les prières ou hymnes chantées à chaque messe - par oppositions aux prières, antiennes ou lectures qui dépendent de la fête du jour (ce que l'on appelle le « propre »). Ces parties fixes sont, désignées par leur incipit, à savoir le Kyrie, le Gloria, le Credo, le Sanctus et l'Agnus Dei. C'est cela que chanteront nos choristes : une messe polyphonique, dont le texte est celui des cinq grandes parties de l'ordinaire de la messe, en latin.


Les messes polyphoniques exigent des chœurs chevronnés ; n'allons donc pas croire qu'elles étaient chantées partout. Il existe des messes, traditionnellement chantées en paroisse ou dans les monastères, en plain-chant, plus simples d'accès, partant largement plus répandues. Elles sont associées à des fêtes ou des temps liturgiques spécifiques. Il y a par exemple la messe XVIII que l'on chante pendant le temps de l'Avent ou du Carême; la messe I est chantée au temps pascal; la plus célèbre est peut-être la messe De Angelis (n° VIII), chantée pour les fêtes. Avant la réforme liturgique des années 1960, il s'agissait des messes les plus généralement chantées en paroisse; on les entend aujourd'hui surtout dans les monastères ou dans quelques rares paroisses désireuses de continuer à puiser dans le trésor séculaire du chant religieux catholique. Nous reviendrons, dans les cahiers, sur le point crucial de la musique d'église d'aujourd'hui.


Exemple: Kyrie de la messe VIII - de Angelis

Revenons aux messes polyphoniques. Historiquement, la première messe polyphonique entière est la messe de Nostre-Dame du rémois Guillaume de Machaut, au XIVe siècle; oeuvre d'un grand intérêt esthétique : outre sa beauté, c'est la première messe écrite par un seul compositeur. Ce fait est capital : c'est le principe même de création artistique originale qui est introduit dans la messe ; l'art (et l'artiste) se met au service de la liturgie ; la messe devient œuvre d'un seul artiste, et non plus œuvre de plusieurs anonymes ; quelques siècles plus tard, il apparaîtra normal d'apprécier telle messe/création artistique pour sa forme seule, et par conséquent, de l'écouter au concert. On assiste même, au XIXe siècle, à un phénomène de composition de messes sans vocation liturgique, c'est-à-dire pensées et crées hors du cadre de la célébration religieuse. Nous y reviendrons dans la suite de cet article.



"Messe chorale sur l'intonation de la liturgie"

C'est donc le sous-titre choisit par Gounod pour sa Messe solennelle n°4. Ce n'est pas l'évènement qu'il met en avant (comme Mozart pour la Messe du Couronnement), la fête (comme Charpentier et sa Messe de Minuit pour Noël) ou encore la célébration d'un Saint (cf. la Messe de Sainte Cécile, de Gounod), c'est le principe de composition retenu qui est mis en valeur. Cela mérite quelques éclaircissements.


Qu'est-ce que « l'intonation de la liturgie » ?
L'intonation (du latin intonare, faire retentir) c'est chanter les premières notes d’une pièce liturgique, avant que le choeur n'en poursuive le chant, seul ou en alternance avec les fidèles. L’intonation revient généralement au célébrant, mais peut aussi être pris en charge par un chantre. A la messe, on entonne le Gloria et le Credo. Nous parlons ici d'un usage propre au plain-chant.
Exemples d'intonations.


Gloria VIII (messe De Angelis)



Credo I



Credo III


N.B. Dans les exemples ci-dessus, le chiffre (IV, V, ...) désigne le mode.


Gounod utilise en fait non pas "l'intonation" de la liturgie catholique mais une intonation. Au début de sa partition, il donne l'indication suivante :

page 2 de la partition de Gounod, Messe solennelle n°4, messe chorale sur l'intonation de la liturgie catholique


C'est le motif (unique) qui servira de base à son œuvre. Gounod va choisir de composer sur cette mélodie simple, que l'on reconnaît comme l'intonation du Credo I (cf. ci-dessus), à une note près.


Cela s'inscrit dans la tradition musicale dite du Cantus Firmus, le « chant fixe » autour duquel tout s'ordonne: dans les compositions polyphoniques du Moyen-Âge ou de la Renaissance, c'est la mélodie (généralement grégorienne) utilisée comme base de la composition polyphonique, les autres voix « s'ajoutant ».


Cette mélodie de plain-chant va être utilisée à plusieurs reprises dans l’œuvre, par exemple dans l'extrait suivant (Kyrie). Notez comment Charles Gounod indique sa citation au moyen d'étoiles (*) au-dessus des notes.




Constatons dans un premier temps qu'après un passage où les quatre voix (SATB) se mêlent, les Basses se retrouvent seules accompagnées de l'orgue, pour marquer solennellement la fin de la seconde invocation du Kyrie (Christe Eleison), avant que les sopranos ne commencent la troisième (Kyrie Eleison). Cette citation de plain-chant repose sur une accompagnement tonal, en accords réguliers: il y a une intéressante ambiguïté entre la mélodie, appartenant à l'univers modal et l'accompagnement tonal. 
 
Ainsi, dans l'extrait choisi, Gounod reprend le cantus firmus qui sert de thème principal et l'extrait d'une écriture contrapuntique tonale (on appelle « contrepoint » l'utilisation de plusieurs voix, ici 4, qui se mélangent pour créer une harmonie d'ensemble) : il est chanté par les basses dans sa forme originelle. Une ambiguïté tonal/modal s'installe. En effet, pour affirmer clairement une tonalité ( ici ré mineur – grâce au mi bécarre des basses, le ton original étant sol mineur) , la sensible est l'élément fondamental, et celle-ci n'apparaîtra qu' à la fin du thème, sur le dernier accord de la phrase des basses. L'oreille sent l'ambiguïté, les sonorités modales lui sont suggérées, jusqu'à cette résolution finale en ré mineur.Gounod, par ce procédé, met en valeur la monodie grégorienne.


Gardons à l'esprit que Gounod n'innove pas, on a déjà vu de telles méthodes de composition se fondant sur le grégorien pour créer de la polyphonie. Le plain-chant monodique, qui pourtant ne jouait pas un grand rôle au XVIIIe siècle, se trouve parfois inséré dans une composition polyphonique de style classique. Pour exemple, je citerai Michael Haydn (1737-1806) - le frère cadet de Joseph - qui use d'un même procédé dans sa Messe pour le dimanche des Rameaux (1794).


Charles Gounod s'insère donc ici dans cette tradition.

 

La place de la tradition


Ludwig van Beethoven (1770-1827) écrit en 1818:


« Pour écrire de la vraie musique religieuse, consulter les chorals des moines, étudier les anciens psaumes et chants catholiques dans leur véritable prosodie. »


Ainsi, Beethoven emploie dans sa Missa Solemnis op.123 (1819-1823) des modes anciens, une fugue chorale ; il est frappant de lire ces lignes de la part d'un compositeur vu comme révolutionnaire, et qui le fut certainement ; mais on voit bien que sa révolution (la missa solemnis est une œuvre ample et grandiose, correspondant à une sensibilité et une expressivité résolument "modernes") ne tire pas un trait sur l'ancienne tradition, bien au contraire.


Gounod s'inscrit dans ce mouvement: la messe/genre musical au XIXe siècle est une œuvre d'artiste, parfois déconnectée de la fonction liturgique comme c'est le cas de la Missa Solemnis de Beethoven (prévue au départ pour l'intronisation de l'archiduc Rodolphe comme cardinal d'Ormuz en 1820, elle ne fut pas prête à temps pour la cérémonie), parfois composée pour un événement ponctuel, comme c'est le cas de la messe chorale sur l'intonation de la liturgie de Gounod, composée pour la Béatification de Jean Baptiste de la Salle en 1888, et qui, nonobstant, puise son inspiration dans la plus antique tradition religieuse.


Enseignement important. Toute oeuvre d'art, et toute oeuvre musicale en particulier, comporte une part d'héritage et une part d'originalité. A fortiori, les créations de musique religieuse ne peuvent que s'inscrire dans une tradition millénaire. Leçon qu'auraient mieux fait de retenir certains compositeurs de chansonnettes "spi" qui continuent d'enlaidir l'écrasante majorité de nos célébrations catholiques depuis les changements des années 60-70 du XXe siècle.



Magister.


merci à Corinne pour son aide de musicologue dans la rédaction de cet article.

bibliographie: 
Charles Gounod, Messe solennelle n°4, messe chorale sur l'intonation de la liturgie catholique, Eroïca.
Ulrich Michels, Guide illustré de la musique, Fayard.
Missel Grégorien, abbaye de Solesmes.

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