Petit traité de la joie
Martin Steffens, philosophe
chrétien, appartient à la jeune classe des philosophes engagés
composée de François-Xavier Bellamy ou Fabrice Hadjadj. En avril
2015, il publiait un Petit traité de la joie sous-titré
Consentir à la vie.
Des thèmes, la vie et la joie, qui sont
soit galvaudés soit considérés comme obsolètes par la post
modernité. Pour cette dernière, la vie serait un accident
préjudiciable à l’homme et à la race humaine tout entière jugée
en danger car trop nombreuse, incapable de maîtriser sa propre
expansion. Sur injonction de la doxa, la joie, quant à elle,
s’est éclipsée au profit du plaisir individuel, de l’hédonisme
matérialiste qui sonne si creux. Il n’est donc pas inutile
d’interroger le philosophe afin qu’il nous instruise de ces
domaines qui restent au fondement de nos êtres et de nos destinées.
Naissance
« L’honneur d’un homme
est d’être libre, mais voilà que sa propre vie, originellement,
s’impose à lui : offense irréparable » affirme
notre auteur. La vie, parce qu’imposée, serait un fardeau. Le
prophète de la souffrance, Job, dans l’Ancien Testament
s’exclame : « Pourquoi ne suis-je pas mort dans le
ventre de ma mère ? Pourquoi n’ai-je pas péri au sortir de
ses entrailles ? Pourquoi s’est-il trouvé deux genoux où me
poser et deux mamelles pour me nourrir ? » ; et
Cioran, dans De l’inconvénient d’être né, résume
laconiquement : « Pourquoi tout cela ? – Parce
que je suis né. » Faudrait-il alors se résoudre à
appréhender cette vie comme un pesant fardeau, un accident
génétique, une malveillance de la nature ? Et refuser de
consentir à l’existence ? Ou vaut-t-il mieux clamer
joyeusement avec Sénèque que « Vivre, ce n’est pas
attendre que l’orage passe, mais apprendre à danser sous la
pluie » ?
Consentement
Il y a ainsi un choix décisif à
faire : consentir ou ne pas consentir. L’Evangile a une
formule saisissante pour éclairer les options qui nous incombent :
« Que ton oui soit oui, que ton non soit non ! ».
Martin Steffens, pour nous aider à mieux comprendre, rappelle que
« le seul choix qui soit vraiment mauvais serait de ne pas
choisir, d’en rester à cette indécision qui retient au seuil des
possibles ou nous balance d’une décision à l’autre, épuisant
vainement nos forces. » Il pousse plus avant son propos en
reprenant les mots d’une vibrante conversation entre Ivan et
Aliocha, deux des trois frères Karamazov du roman de Fédor
Dostoïevski :
- Je veux vivre, et je vis,
même en dépit de toute logique. Je ne crois pas en l’ordre des
choses, mais je tiens aux petites feuilles collantes qui s’ouvrent
au printemps. Je tiens au ciel bleu. Je tiens à telle personne
qu’on se met, comme ça, à aimer, sans savoir pourquoi. […] Ce
n’est pas par l’intelligence, par la logique, c’est avec les
tripes, avec les entrailles qu’on aime, par ses jeunes premières
forces qu’on aime. Tu comprends quelque chose à mon galimatias,
Aliocha, ou non ?- Je ne comprends que trop, Ivan : c’est par les tripes, par les entrailles qu’on a envie d’aimer. C’est splendide comme tu l’as dit. Je pense que tous les gens sur terre, ce qu’ils doivent faire d’abord, c’est apprendre à aimer la vie.
- Aimer la vie, plus que le sens de la vie ?
- Absolument, oui, l’aimer avant la logique, comme tu dis, absolument avant la logique, et c’est seulement à ce moment-là que j’en comprendrai le sens...
Renouvellement
Ainsi libérés par le choix résolu en faveur de la vie, au détriment de toute autre velléité mortifère, pouvons-nous goûter les fruits merveilleux qu’elle dispense à satiété, sans compter, en surabondance absolue : « En ce sens, toute joie de vivre, toute adhésion à l’existence, même passagère, a un accent cosmique : elle résume la totalité de ce qui fut, elle s’en fait le cœur battant, elle devient le but secret de tout ce qui précède. Autour d’elle semblent s’organiser les éléments, les évènements et les constellations. » L’auteur renchérit sur le miracle en soi que constitue toute naissance, il s’appuie sur l’inimitable Chesterton : « Il se pourrait que le soleil se lève régulièrement parce qu’il n’est jamais las de se lever. Il se peut que ce ne soit pas une nécessité automatique qui fasse que toutes les pâquerettes se ressemblent ; il se peut que Dieu fasse chaque pâquerette séparément et qu’il ne se soit jamais lassé de les faire. Il se peut qu’il ait l’éternel appétit de l’enfance ; car nous avons péché et nous avons vieilli, et notre Père est plus jeune que nous. » ; et encore, cette perle de l’écrivain anglais, dans Orthodoxie : « C’est une chose que de raconter une entrevue avec une gorgone ou un griffon, une créature qui n’existe pas. C’en est une autre de découvrir que le rhinocéros existe bel et bien et de se réjouir de constater qu’il a l’air d’un animal qui n’existerait pas. »
L’ordre du perpétuel
renouvellement des choses ordinaires doit provoquer notre
émerveillement. « Beauté si ancienne et si nouvelle »
s’enchantait Saint Augustin. Nous devons comme renaître, chaque
jour, l’étincelle dans l’âme, devant toutes les beautés
récurrentes qui illuminent la vie. Il faut quitter la cécité de
nos yeux, ou de notre cœur, et revêtir l’esprit d’enfance,
divin don à cultiver comme un trésor précieux. Là sera notre joie
intérieure, et la certitude de notre pleine incarnation. Là nous
pourrons joindre notre voix au polyphonique credo de Sainte
Thérèse de Lisieux et du curé de campagne de Bernanos :
« Tout est grâce ! ». La Révélation a été
donnée une fois pour toutes. Jésus dit sur la croix : « Tout
est accompli ». Il n’est plus qu’à aimer.
Solignac
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