Lire ou ne pas lire

"Il ne lit pas... quels conseils me donneriez-vous pour qu'il lise?"

C'est la question récurrente des réunions parents-professeurs, c'est l'inquiétude des parents: comment faire lire les enfants? pourquoi ne lisent-ils pas?

Essai de réponse.

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Qu'est-ce que lire?

Le problème vient peut-être du fait qu'un certain nombre de parents résument la lecture à celle de romans de 500 pages du XIXe siècle! Si j'ai un conseil à donner, ce serait celui de varier.

Le "grand" roman, le roman fleuve, le roman cathédrale, le roman monde: Balzac, Proust, Dostoïevski... Ces parents ont peut-être des souvenirs émus de longs après-midis de lecture, plongés dans ces univers. Il faut bien dire par ailleurs que le roman semble être devenu le genre-roi. On a l'impression, en entrant dans une librairie d'aujourd'hui, qu'il n'existe plus que deux genres : les romans et les essais. Le roman est devenu le genre-roi, ou plutôt le genre-tyran, tant les autres genres, l'essai-fourre-tout excepté, semblent devenus confidentiels. Pour beaucoup, donc, lire veut dire lire un roman. Or il existe bien d'autres modalités de lecture.

Prenons conscience, chers parents, que lire ne signifie pas forcément lire longtemps et linéairement. Je n'ôte rien à l'intérêt que peut susciter la plongée dans un monde romanesque. Mais pensez un peu au XVIIe siècle, par exemple, époque s'il en fût de la lecture courte: une maxime de La Rochefoucauld, une pensée de Pascal, une fable de La Fontaine, une lettre de Mme de Sévigné, un conte de Perrault : ce sont aussi des "classiques". Pensez à l'écriture du fragment, de l'aphorisme ou de la maxime; pensez aux correspondances, aux nouvelles, aux fables.

Mon deuxième conseil serait de reconsidérer les modalités de lecture. Pourquoi ne limiter la lecture qu'à un acte solitaire, silencieux et de longue haleine? Ce trio (seul - silencieux - pendant des heures!) convient-il à tous nos jeunes? Tout le monde n'a pas la chance de passer ses vacances d'été chez sa grand-mère à la campagne sans télé ni ordinateur ni portable (cette grand-mère là existe-t-elle encore, d'ailleurs?).

Faisons de la lecture un acte collectif et à voix haute. Cela reviendrait tout simplement à restituer à la lecture ses conditions originelles. La lecture silencieuse a été, en effet, longtemps étrangère aux mœurs des Anciens: voyez par exemple Saint Augustin, en visite chez Saint Ambroise, rapportant un fait à ses yeux extraordinaire (Confessions VI-3):

"Quand il lisait, ses yeux parcouraient la page et son cœur examinait la signification, mais sa voix restait muette et sa langue immobile. N'importe qui pouvait l'approcher librement et les visiteurs n'étaient en général pas annoncés, si bien que souvent, lorsque nous venions lui rendre visite, nous le trouvions occupé à lire ainsi en silence car il ne lisait jamais à haute voix."

Pour Augustin, le comportement d'Ambroise est une nouveauté; signe que l'on n'avait pas pensé à dissocier lecture et oral.

Restons dans l'Antiquité, et songez à l'aède grec; pensez aux pleurs d'Ulysse écoutant l'aède Démodocos lui raconter, en chantant, l'histoire de la guerre de Troie, c'est-à-dire sa propre histoire, lors du banquet chez les Phéaciens - Odyssée chant VIII. Les Anciens ne peuvent-ils ici nous inspirer, à la fois par l'importance qu'ils accordent à la convivialité d'une part, et d'autre part à la littérature, au sein même de la réunion conviviale?

La lecture à voix haute et en groupe, beaucoup de familles la pratiquent : mais il s'agit des histoires du soir pour les petits enfants. Arrive un âge où l'on suppose que l'enfant doit lire seul, dans le silence. Pourquoi, parents, ne pas continuer ces lectures du soir, et par exemple instituer avec les grands, des séances de lecture à voix haute? Un conte, un article, un morceau choisi de nos classiques, une biographie... écouter une lecture, c'est lire. Vous voulez qu'ils lisent? Lisez avec eux.

Mais au-delà de ces considérations qui cherchent à élargir nos pratiques de lecteurs, je ne peux m'empêcher de poser la question de fond.

Pourquoi lire?

Que cache l'inquiétude de ces parents à l'égard de leurs enfants qui ne lisent pas ? Pourquoi, finalement, serait-il nécessaire de lire?

Examinons la doxa : la lecture permettrait la culture, l'esprit critique, l'enrichissement personnel. C'est l'antique idée humaniste: les "humanités" ce sont les livres, en somme; on deviendrait donc plus humain par la lecture. Idée humaniste prolongée dans l'idéal dit des "Lumières": le savoir opposé à l'ignorance. La lecture aurait un effet moral.

On peut aussi, si l'on veut être bourdieusien, supposer que les parents veulent voir leurs enfants lire pour les voir s'imprégner des codes culturels valorisés socialement.

Dans tous les cas, les parents d'élèves semblent donc vouloir voir leurs enfants un livre entre les mains, selon l'équation : livre entre les mains = culture. Un collègue me dit un jour au café, au sujet d'une élève lisant d'épais ouvrages d'infra-littérature pour la jeunesse: "au moins, elle lit".

C'est dire si la lecture a une valeur en soi! Me pose-t-on, en réunion parents-professeurs, cette simple question : que lire? Pour dire vrai, on me la pose: mais seulement pour tenter de résoudre l'épineuse question des lectures selon les âges, c'est à dire la question de la facilité de lecture de l'ouvrage et des facultés de lecteur selon l'âge - mais jamais la question du contenu. J'irai même jusqu'à dire : la moralité du contenu.

Cette question semble ne devoir pas être centrale, tant est vivace le mythe de la société de lecteurs, forcément éclairée. Je rappelle à qui veut bien l'entendre que le fascisme italien a lutté pour l'alphabétisation, et a remporté des victoires: grâce à Mussolini, en somme, les italiens ont appris à lire. Les gardes rouges de Mao, quant à eux, savaient très bien lire le petit livre rouge. Les sociétés totalitaires ne voient pas d'un mauvais œil le fait que leurs populations sachent lire... au contraire. Cela devrait nous alerter, et nous permettre d'en finir avec le mythe du peuple cultivé forcément épris de liberté.

Donc, au risque de décevoir, j'affirme que le livre entre les mains n'est pas le signe de la haute humanité de celui à qui sont ces mains.

Car le livre est puissant. Le livre véhicule des idées, les mots séduisent (cf. notre article sur le caractère "magique" des mots). Et nos jeunes sont influençables (les sociétés totalitaires, pour poursuivre la comparaison, s'appuient toujours sur la jeunesse, car elle possède à la fois l'énergie et la malléabilité). Un seul exemple: donnez, comme nous l'avons récemment fait, à des Premières l'éloge funèbre d'Emile Zola par Anatole France, avec le devoir de la commenter. Et que lirez-vous dans le premier commentaire venu? "On voit dans ce texte qu'Emile Zola a des qualités humaines supérieures", quand il faudrait dire: "Anatole France cherche à nous convaincre qu'Emile Zola a des qualités humaines supérieures". Quelle difficulté, pour un jeune élève, de passer du personnage à l'auteur, de l'être de papier à la main invisible qui agence tout ça. Et c'est bien naturel: la lecture naturelle n'est pas la lecture critique, mais la lecture plaisir; c'est-à-dire celle où l'on "s'identifie", où l'on "croit" que c'est "pour de vrai" (ce que permet la mimèsis, selon Aristote, l'imitation, la représentation du réel qui pour le philosophe est le propre de l'art). Tout l'objet de notre cours de littérature est d'habituer nos élèves à déceler les mécanismes secrets des textes - et cela n'enlève rien au "charme" de la littérature, qui fait aussi le plaisir du lecteur: car ces mécanismes, s'ils sont agencés de main de maître, suscitent cette admiration pour les beaux styles, qu'il ne s'agit pas d'oublier au profit de la critique qui déconstruit tout.

Mais le souci de la "moralité" des textes - le terme "moralité" est à prendre dans un sens positif: je parle des textes qui donnent envie de vivre, de s'engager, de s'élever - existe bel et bien, il serait faux de dire que tous les parents qui ont à coeur que leurs enfants lisent négligeassent forcément le contenu.On connaît ces familles qui ont une bibliothèque bien garnie, et surtout bien orientée. Certaines, de tendance "traditionnelle", disons, ont le "pack" complet Villiers, Zemmour, Sévilia, etc. Ce qui, il faut bien le dire, fait grincer pas mal de dents chez mes collègues professeurs de lettres (pensez donc: quand ils voient un élève de seconde débarquer en cours avec un pavé de Philippe de Villiers, du genre Le Roman de Jeanne d'Arc... - "au moins elle lit", pourrait dire mon collègue...). Car ils savent ce que cela signifie: s'il y a dans ces familles des auteurs fortement conseillés, il y a aussi, certainement, des ouvrages mis à l'index.

Mais choisir, n'est-ce pas renoncer, c'est-à-dire exclure? Cela marche aussi de l'autre côté. Je me souviens d'une collègue de gauche m'affirmant avoir toujours refusé de lire du Péguy parce que trop droitier (ce qui est curieux d'ailleurs: qui de plus Républicain et de plus dreyfusard?). Cette jeune femme, professeur de français, donc adulte et censément experte en lecture, faisait le choix de ne pas soumettre son esprit au développement d'une pensée qu'elle savait d'avance hostile à ses convictions.

Je ne me moque ici ni des familles "tradis" ni des profs "de gôche", car je comprends. Je comprends qu'il faille renoncer.

Que lire?

Renoncer, d'accord. Mais cette autre question, je voudrais qu'on me la posât : "que lire?" Et qu'elle ne soit pas seulement portée sur le sujet de l'adaptation du texte aux aptitudes des lecteurs selon leurs âges, mais encore et surtout sur la capacité des textes à élever l'âme et à porter au bien.

Élever l'âme et porter au bien... je crains qu'en écrivant cela je ne m'attire un tir nourri de tomates moisies de la part de mes collègues de lettres. La lecture édifiante! Pensez donc! La littérature, c'est l'Art, pas de la morale! Je me défendrai donc en leur disant que nous avons trop longtemps considéré les textes pour leurs seules valeurs artistiques dans une attitude de purs esthètes. Ayons à l'esprit qu' en offrant à l'admiration de nos élèves certains auteurs pour leur style, nous les offrons aussi pour leur personnalité et la valeur de leurs idées, données, qu'on le veuille ou non, en modèle. Nous avons une mission artistique, mais aussi une mission morale et éducative. Pour le dire naïvement: les textes ont une forme, et un fond. Et la forme, avec ses "mots magiques", donne une sorte d'autorité à ce fond, souvent contestable! On en a soupé, du champ lexical, de l'incipit, de la situation d'énonciation, de la l'allitération en [v] ! Mais qui s'interroge sur la cohérence philosophique des choix des textes d'une année scolaire entière? Quelle image de la vie, de la société, des relations entre les êtres auront nous livré à une trentaine de jeunes pendant une année ?

Cela étant posé: "que lire?" , une nouvelle fois. C'est là tout le problème, et on ne peut, s'étant engagés dans ce beau programme ("élever l'âme et porter au bien"), se contenter d’œuvres édifiantes, qui bien souvent sont des œuvres de piètre qualité littéraire, et parfois de mauvaise foi. C'est le fameux mot de Gide, qui disait dans son journal (2 sept. 1940) "C'est avec les beaux sentiments qu'on fait de la mauvaise littérature". Mais il prenait soin d'ajouter: "je n'ai jamais dit ni pensé qu'on ne faisait de la bonne littérature qu'avec de mauvais sentiments".

Équilibrons donc nos programmes. Il y a des auteurs qui ont regardé en face les bassesses cachées de l'homme: nous avons le devoir de ne pas en priver les élèves. Mais à l'inverse, il serait injuste de nier l'existence d'œuvres magistrales et pourtant pleines de beaux sentiments : La Chanson de Roland, les Sermons de Bossuet, Les Misérables de Victor Hugo, par exemple. Hé bien, j'affirme que nous avons le devoir de faire lire des œuvres belles, pleines de beaux sentiments (des œuvres que je qualifie de "solaires") aux jeunes, parce que c'est adapté à leur âge. On donne du lait aux enfants, pas de la viande rouge, comme l'a écrit Léon Bloy. Ce n'est pas leur mentir que de leur donner des lectures qui donnent envie de vivre. Pourquoi à tout prix vouloir en faire des blasés de quinze ans, en leur faisant lire seulement toutes les noirceurs du réalisme, et tout le ricanement voltairien?

Un regard chrétien

Je ne peux finir cet article sans considérer ce que serait le comportement du chrétien à l'égard de la lecture. Que ce dernier paragraphe soit lu de ceux pour qui le mot "chrétien" a un sens.

On lit, dans ce best-seller que fut L'Imitation de Jésus Christ:

"Plusieurs se fatiguent et se tourmentent pour acquérir la science, et j'ai vu, dit le Sage, que cela aussi était vanité, travail et affliction de l'esprit (Eccli. I, 17) A quoi vous servira de connaître les choses de ce monde, quand ce monde aura passé? Au dernier jour, on ne vous demandera pas ce que vous avez su, mais ce que vous avez fait". (Livre III, chap. 43)

La citation que fait l'auteur (Thomas A Kempis) de l'Ecclésiaste ("Vanitas Vanitatum, omnia Vanitas") est un texte que nous avons chanté l'an dernier, à la chorale du Lycée Saint Jean, dans l'oratorio de Carissimi. Qui aura pris au sérieux cette considération sur la vanité du savoir, parmi le public et parmi les chanteurs ? Pensée si profonde, pourtant.

Si la lecture ne nous sert pas à aimer Dieu, sa création, nos frères et sœurs, si la lecture ne nous pousse pas à la prière ou au service du frère, alors la lecture est vaine. C'est du temps perdu, ou plus précisément, du temps volé.


MAGISTER

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