Les mots magiques.


Les mots magiques.


Nous autres, professeurs de paragraphe, à savoir : de français, de philosophie, d'histoire (etc.), sommes confrontés fréquemment au phénomène de l'utilisation des mots, de la part de nos élèves, non pour leur exactitude - c'est à dire parce que leur utilisation correspond à la réalité - mais pour leur fonction magique. Soit un exemple de problématique:

"comment Césaire parle-t-il de la fin de l'esclavage dans son poème?"

Quelque chose cloche dans cete problématique.  L'élève ayant abouti à celle-ci se dit: "parle" est un mot trop simple. Trop "vie quotidienne". Par quoi le remplacer?
Il hésite alors entre "évoque" et "célèbre". Indifféremment. Ou en fonction du contexte: s'il a utilisé "évoque" plus haut dans son introduction, il optera pour "célèbre". Ce sont de beaux mots, des mots élégants, appartenant à un vocabulaire recherché, quand "parle" est un mot rendu banal par la fréquence de son utilisation.

Et pourtant: "évoque" et "célèbre" ne désignent pas la même réalité. "Evoquer", c'est appeler à l'esprit, faire apparaître ; "célébrer", c'est fêter un événement, en faire l'éloge avec solennité.

Si je lis, dans la copie de mon élève, le mot "célébrer", je m'attends à ce que le développement de son commentaire soit axé sur la dimension festive, en lien avec le grandissement de l'événement, propre à la célébration. Et bien souvent, malheureusement, le mot de la problématique située en introduction n'est pas prolongé dans le développement qui la suit, comme si l'on changeait subitement de sujet. Enfin, l'utilisation de ce mot, est-il besoin de le préciser, doit correspondre à la réalité du poème, c'est-à-dire à ce qui est écrit.

Utiliser les mots comme des formules magiques.

C'est l'utilisation poétique du mot: un son, un rythme, une évocation; on choisira le mot pour sa "noblesse": tel mot peut être issu de l'univers quotidien; tel autre, au contraire, d'un univers noble, par sa rareté, sa préciosité, son aspect sophistiqué. Le mot est alors empreint de majesté ou de mystère; ce qui importe, c'est sa sonorité, sa connotation, l'impression vague et difficile à formuler qu'il dégage; c'est aussi sa forme qui en fait un objet plus ou moins poétique; ce n'est pas le sens vrai, ni l'étymologie.

Ainsi, le mot est choisi non pas seulement en fonction de son sens, mais aussi, et surtout, en fonction de son charme, au sens fort. Il s'agit de la "parole inspirée", d'origine divine peut-être, magique, étrange; c'est la fonction même de la poésie: charmer et enchanter, comme Orphée subjuguait femmes, hommes, animaux féroces, arbres et montagnes par son chant.

Orphée. Mosaïque Romaine. Musée de Palerme


Bien souvent, l'élève opère une sélection de mot dans une démarche plus poétique que scientifique; on lui demande de faire usage de la parole; conscient qu'il est une parole quotidienne, banale, purement informative, et une autre, plus noble, plus élevée, étrangère au langage spontané, d'ordre supérieur, et douée de la capacité de plaire, de charmer et même de subjuguer, il optera pour la seconde, croyant ainsi séduire son correcteur.

Pinaillage?

Est-ce pinailler, c'est à dire porter un soin excessif au détail, que de s'attarder au sens et à l'étymologie des mots?
Je me rappelle un débat stérile avec des collègues il y a quelques années. Leur thèse était la suivante: être contre l'emploi de la morale, et pour celui de l'éthique.
Mos et Ethos veulent dire à peu près la même chose, en latin pour mos, en grec pour ethos: on parle du comportement de l'être humain.
Or il ne s'agissait pas alors de définir les termes du débat; on ne prêtait pas attention au sens des mots, mais à leur connotation, à leur "musique", pour employer une métaphore (au risque moi aussi de faire de la poésie).
Ainsi, le mot "morale" correspond à une musique très (trop?) entendue. Une musique conservatrice, quand le terme "éthique" suggère le sérieux de la science, comme c'est souvent le cas avec les racines grecques, avec l'objectivité que cela suppose, etc. La moral serait un comportement que l'on impose; l'éthique supposerait une réflexion préalable au choix comportemental. J'ai des souvenir très vifs d'incompréhension consternée de ce débat - simplement parce qu'ils ne voulaient pas en poser les définitions.
Cette "musique", c'est nous qui la jouons, en utilisant les mots à travers les siècles, à travers l'espace; leur profération répétée par tous, dans certains contextes semblables, les "colore", les associe à un "ton" particulier.
On peut y prendre garde, cela mérite notre attention; mais privilégier la connotation au sens: non.

La connotation est la signification affective accordée à un mot en plus de sa signification première. Un devoir de philosophie doit employer un mot pour son sens effectif, pas pour son sens affectif.

La parole qui subjugue.

Ainsi la parole subjugue, comme je l'ai dit plus haut (sub-juguer: faire passer sous le joug, comme les boeufs tirant la charrue), par le charme, mais aussi par le blâme, qui fige la cible en la disqualifiant.

C'est tout le pouvoir de la formule "tu es" / "il est" + nomcommun ou adjectif qualificatif.

Il existe un univers entre "ton travail est nul" et "tu es nul". Les deux formules ne sont certes peut-être pas idéales en pédagogie. Mais, s'il le faut, il vaudra toujours mieux que le qualificatif porte sur la production que sur l'être de celui qui la produit. Le mot a le pouvoir de créer des identités, des essences et d'y enfermer la personne. Et cela est valable pour ce qui est du compliment. "tu es gentil" est un qualificatif arbitraire et une parole déconnectée de la réalité effective.  "bravo pour avoir aidé ton voisin à réaliser son exposé" a le mérite de désigner un acte précis: la réalité. Pas une parole magique.

En conclusion, je rappellerai qu'en situation politique le mot infâmant est habituellement utilisé de nos jours, mots en -phobe, en -iste, mot magique finalement qui a l'avantage d' "essentialiser" la cible ; on requalifie son être; et, gros avantage moral, on s'accorde la liberté de le haïr en bonne conscience.

Il est bien plus coûteux en temps, en énergie, et finalement en bonne foi, de dire "tel jour, dans telle situation, Untel a tenu des propos que l'on peut qualifier de -iste, critiquables pour telle et telle raison." Le mot magique tire sa force de sa brieveté.

Magister

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