C'est au programme: la Princesse de Clèves!
Nos
élèves en première au lycée Saint Jean ont de belles lectures,
cette année, les chanceux : parmi elles, le fameux roman La
Princesse de Clèves, de
Marie Madeleine Pioche de la Vergne, marquise de La Fayette. Je vous
propose d'en lire un extrait.
Lequel ? Je n'opterai pas pour les extraits les plus
célèbres, « l'apparition » de Mlle de Chartres, la
scène de l'aveu de la Princesse à son mari, qui a fait couler
beaucoup d'encre, ou la fameuse scène de l'espionnage nocturne du
duc de Nemours – je vous renvoie d'ailleurs à ce qu'a pu en dire
Michel Butor. Je choisis un texte moins célèbre, un bref dialogue
entre le prince de Clèves, fiancé à Mlle de Chartres, future
princesse, où s'exprime un sentiment connu entre tous : celui
d'aimer sans l'être en retour.
Monsieur
de Clèves se trouvait heureux, sans être néanmoins entièrement
content. Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de
mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la
reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de
plus obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait de
les faire paraître sans choquer son extrême modestie. Il ne se
passait guère de jours qu'il ne lui en fît ses plaintes.
−
Est-il
possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en vous
épousant ? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez
pour moi qu'une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire ; vous
n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n'êtes pas
plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui
ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas
sur les charmes de votre personne.
−
Il
y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle ; je ne sais
ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais, et il me
semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage.
−
Il
est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines
apparences dont je serais content, s'il y avait quelque chose au-delà
; mais au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui
vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination
ni votre coeur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de
trouble.
−
Vous
ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir,
et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter
aussi que votre vue ne me donne du trouble.
−
Je
ne me trompe pas à votre rougeur, répondit-il ; c'est un sentiment
de modestie, et non pas un mouvement de votre coeur, et je n'en tire
que l'avantage que j'en dois tirer.
Mademoiselle
de Chartres ne savait que répondre, et ces distinctions étaient
au-dessus de ses connaissances. Monsieur de Clèves ne voyait que
trop combien elle était éloignée d'avoir pour lui des sentiments
qui le pouvaient satisfaire, puisqu'il lui paraissait même qu'elle
ne les entendait pas.
L'amour
sans réciprocité : n'est-il pas judicieux de faire lire ce
passage à l'âge où l'on découvre les premières émotions
amoureuses, où certains ont peut-être déjà fait l'expérience
d'une relation dépourvue de retour ? Et dans ce siècle où les
jeunes personnes sont accablés des déformations les plus misérables
de la relation amoureuse, n'est-il pas utile de leur faire lire cette
page cruelle et sensible, qui parle au cœur, et où l'on use d'un
langage fin et précis pour traiter de l'intériorité de celui qui
aime ? C'est peut-être croire que l'école peut encore quelque
chose contre le déferlement infini de la bêtise par voie
médiatique. Laissez moi cet optimisme, lecteur, que je puisse continuer à
aller au boulot tous les jours.
Un
langage
Certes,
un obstacle peut être ce langage, tout empreint de préciosité,
tant moquée par Molière (hélas !) qu'on n'en retient que ce
qu'il a pu avoir de ridiculement excessif, alors qu'il faut voir dans
la préciosité une entreprise géniale de sophistication des
relations entre les hommes et les femmes en vue d'aboutir à la bonne
entente entre les sexes, un féminisme positif (c'est-à-dire qui
exalte la femme, et non comme l'autre, qui veut faire de la femme un
homme comme les autres), et aussi un laboratoire du langage qui a fait de la
langue française ce puissant instrument d'analyse de l'intériorité.
Le
langage pourra donc dérouter nos jeunes premières. Par exemple :
« Monsieur
de Clèves se trouvait heureux, sans être néanmoins entièrement
content. Il voyait avec beaucoup de peine que les sentiments de
mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux de l'estime et de la
reconnaissance, et il ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de
plus obligeants, puisque l'état où ils étaient lui permettait de
les faire paraître sans choquer son extrême modestie. Il ne se
passait guère de jours qu'il ne lui en fît ses plaintes. »
C'est
qu'il s'agit là de tout l'art de la litote,
paradoxale
figure, qui dit le moins pour exprimer le plus. « les
sentiments de mademoiselle de Chartres ne passaient pas ceux de
l'estime et de la reconnaissance » :
comprendre : elle ne l'aimait pas. Il est dans la friend
zone, définitivement.
« il
ne pouvait se flatter qu'elle en cachât de plus obligeants » :
que de mystères ! « il ne pouvait se flatter » :
comprendre que la chose est définitivement impossible. « de
plus obligeants » : quels sentiments peuvent « l'obliger »
davantage ? c'est l'amour, absent du texte, absent du cœur de
Mlle de Chartres. J'arrête là ce petit jeu de traduction, qui fait
perdre la vertu de ce langage : la litote est la fausse
atténuation, l'adoucissement simulé, qui intensifie la force de
l'expression, en invitant le lecteur à imaginer ce qui manque ;
peut-être va-t-il en rajouter d'ailleurs, et c'est là tout
l'intérêt de cette figure. Toute
La Princesse de Clèves
est fondée sur ce jeu d'allusion, de « blancs » à
remplir par le lecteur, et en tire son intensité : l'émotion,
toute contenue, donne l'impression d'une cocotte-minute sous
pression, prête à exploser.
L'incommunicable.
Est-il
possible, lui disait-il, que je puisse n'être pas heureux en vous
épousant ? Cependant il est vrai que je ne le suis pas. Vous n'avez
pour moi qu'une sorte de bonté qui ne peut me satisfaire ; vous
n'avez ni impatience, ni inquiétude, ni chagrin ; vous n'êtes pas
plus touchée de ma passion que vous le seriez d'un attachement qui
ne serait fondé que sur les avantages de votre fortune, et non pas
sur les charmes de votre personne.
− Il
y a de l'injustice à vous plaindre, lui répondit-elle ; je ne sais
ce que vous pouvez souhaiter au-delà de ce que je fais, et il me
semble que la bienséance ne permet pas que j'en fasse davantage.
Premier
échange. Le prince fait des reproches. « Vous n'avez pour
moi qu'une sorte de bonté... » Il use d'une expression
volontairement vague, « une sorte de bonté »,
pour se refuser à appeler un chat un chat. Ce n'est pas la bonté,
c'est autre chose, un sentiment insatisfaisant pour lui, qui n'est
pas l'amour ; ce dernier sentiment n'a pas la placidité de la
bonté (rendue molle par ce « une sorte de »), mais est
une agitation, un trouble : « impatience »,
« inquiétude », « chagrin ». L'amour, pour
le prince (qui ne fait que nommer ce qu'il éprouve), est intense et
mouvementé. Elle : elle voit bien que ce sont des reproches
(« il y a de l'injustice à vous plaindre... »),
et ne comprend pas : « je ne sais ce que vous pouvez
souhaiter au-delà... ». Elle entend les paroles, et ne
comprend pas ce qu'elles cachent. Et hop ! Elle se cache
derrière un mot-clé du classicisme : c'est la bienséance
qui ne lui permet pas d'en faire davantage...
−
Il
est vrai, lui répliqua-t-il, que vous me donnez de certaines
apparences dont je serais content, s'il y avait quelque chose au-delà
; mais au lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui
vous fait faire ce que vous faites. Je ne touche ni votre inclination
ni votre coeur, et ma présence ne vous donne ni de plaisir ni de
trouble.
− Vous
ne sauriez douter, reprit-elle, que je n'aie de la joie de vous voir,
et je rougis si souvent en vous voyant, que vous ne sauriez douter
aussi que votre vue ne me donne du trouble.
Retour
du « au-delà » : heureuse formule. Car cet au-delà
désigne aussi bien la différence dans le degré de l'intensité que
l'au-delà de ce qui se dissimule derrière
un mot, une apparence.
Notez
comme le prince retourne l'argument de la bienséance : « au
lieu que la bienséance vous retienne, c'est elle seule qui vous fait
faire ce que vous faites ».
Et
enfin, dans une phrase admirable de symétrie classique : « Je
ne touche ni votre inclination ni votre coeur, et ma présence ne
vous donne ni de plaisir ni de trouble » le prince apporte une
précision à sa définition de l'amour, cruellement contrecarrée
par l'ignorance et la désarmante naïveté de Mlle de Chartres :
« Vous ne sauriez
douter que je n'aie de la joie de vous voir ».
Il lui dit plaisir,
elle répond joie.
Nous sommes au comble de la frustration.
Cette
courte page est à la fois une scène (pour le dialogue) et un poème
(pour le langage tout en raffinement, en délicatesse et en force
expressive contenue) de l'incommunicable. Les personnages sont
prisonniers de leur lien, d'un amour non réciproque, d'un langage
qui, admirablement précis, ne parvient pas à la transparence des
âmes, mais laisse une frontière d'opacité entre les deux fiancés.
La
fameuse scène de l'aveu sera, sur un mode majeur cette fois, une
reprise de cette tentative de communication entre époux, d'union des
âmes, qui se soldera à nouveau par un échec, et n'apportera que
davantage de souffrance, davantage de méprise et d'incompréhension.
Mme de La Fayette, qui n'était pas une précieuse, mais qui baignait
dans une culture très influencée par la mentalité précieuse,
manie magistralement ce langage tout en soulignant ses limites et son impuissance.
De
l'amour et du sexe.
Un
dernier point. Je ne souhaite pas passer sous silence un enjeu de ce
texte qui n'est certainement pas passé inaperçu auprès des
premiers lecteurs, et les plus fins, de Mme de La Fayette, à savoir,
par exemple, Bussy-Rabutin ou Mme de Sévigné. Ce texte est une
manière, à la fois classique et précieuse, de parler du domaine
intime, et en particulier de la frustration de l'époux qui possède
le corps sans posséder l'âme. Mme de La Fayette a habilement placé
cet échange avant la nuit de noces. Il y aurait eu une bien
inconvenante rupture de bienséance si elle l'avait placé après.
C'est
la première fois qu'on parle de sexualité dans les Cahiers, et
j'ai à l'esprit ce que disait Pierre Gardeil sur l'interprétation
psychanalytique des œuvres d'arts : « La musique de
Bach exprime une sexualité satisfaite » [écrit Freud]. Outre
qu'une sexualité « satisfaite » n'a, par hypothèse, nul
besoin de s'exprimer ailleurs qu'en elle-même (…), on aurait dû
apprendre à ce critique que tout un chacun avait une sexualité ;
même lui ; même son chien. Que toutefois, pas plus son chien
que lui n'avait écrit la Messe en si mineur ; et que c'est de
cela qu'il est question... »* Vais-je tomber dans cet
écueil, en ayant une lecture de ce texte trop portée sur la chose ?
Bien au contraire, je me situe à l'encontre de cette tendance à
sexualiser les textes littéraires, et à réduire l'humain à sa
part animale. Ce texte est classique, et la relation intime est
exclue de la représentation ; ce texte est surtout précieux,
et en transposant la sexualité sur le plan du langage, il fait acte
de préciosité, ce que j'appelais plus haut une « sophistication
des rapports hommes femmes en vue d'aboutir à une bonne entente
entre les sexes ». Cette littérature de femme ne dissocie pas
le sexe de l'amour ; certes, elle a plus l'air de parler que de
faire, mais j'affirme que les lecteurs de l'époque comprenaient très
bien ce qui se cachait derrière le voile pudique de la bienséance** ;
cette littérature précieuse, enfin, est suprêmement humaine, en ce
qu'elle ne dissocie pas l'amour du sexe et le sexe de l'amour.
Ainsi
est résolu le paradoxe des critiques visant les précieuses, tantôt
vues comme des prudes, tantôt comme des coquettes et des
séductrices ; elles ont eu, tout simplement, une haute idée de
l'amour, dont nous ferions bien de nous inspirer, et, à mots
couverts, une haute idée de la sexualité dans l'amour.
La
femme : ni chair à plaisir égoïste, ni chair à mariage
arrangé.
Il
est intéressant de noter où nous en sommes trois siècles plus
tard ; le mariage libre entre deux époux qui s'aiment (le
mariage vraiment chrétien en somme), encore pratiqué par
quelques uns, est devenu une sorte d'idéal vague, se muant toujours
plus en mythe, devant la marée montante de l'individualisme
terne et de l'hédonisme morose qui engloutit tout.
Merci,
en tout cas, aux concepteurs des programmes de nous permettre de
parler d'amour à nos jeunes.
MAGISTER.
*
Pierre Gardeil, Quinze Regards sur le corps livré, Ad Solem,
1997, p. 27.
** ce n'est pas parce qu'il n'en parlait pas que ce siècle était pudibond; de même, ce n'est pas par ce que le nôtre en parle tout le temps qu'il ne l'est pas.
** ce n'est pas parce qu'il n'en parlait pas que ce siècle était pudibond; de même, ce n'est pas par ce que le nôtre en parle tout le temps qu'il ne l'est pas.
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