La Civilisation du Poisson Rouge
![]() |
Hieronymus Bosch, Le Jardin des délices (détail du panneau central "L'Humanité avant le Déluge"), 1494? 1505? |
Lorsqu’on écoute les thuriféraires de l’Intelligence Artificielle, il ne sert à rien de s’inquiéter et de se faire un sang d’encre. Il y aurait même une figure de Tartuffe adepte de toutes les dystopies à s’alarmer de l’arrivée imminente du « point de singularité », le moment où une intelligence artificielle deviendra humaine. Pour les optimistes qui se veulent rassurants, l’IA pourrait bien s’entraîner à mimer des sentiments humains et déclencher une empathie – ce que l’on appelle l’effet ELIZA qui nous pousse à aimer les petits robots -, la machine ne ressent rien et ne ressentira rien encore pendant de très longues années.
Voilà en substance ce que l’on se
devrait de croire en refermant l’ouvrage La civilisation du
poisson rouge de Bruno Patino*, directeur éditorial d’Arte
France et doyen de l’école de journalisme de Sciences Po. Ce
spécialiste des médias et des questions numériques fut, dès les
premières années, du nombre des pionniers ayant œuvré au
développement de l’Internet de l’information. Patino pointe dans
son ouvrage les risques bien réels que font peser les algorithmes
prédictifs sur nos vies de consommateurs effrénés. Il constate
notre condition nouvelle, celle de poisson rouge et regrette le
dévoiement qu’a connu Internet, passé de la logique originelle de
démocratisation universelle du savoir à la nébuleuse incontrôlable
que nous voyons depuis. Cependant et assez paradoxalement, l’auteur
demeure confiant pour l’avenir.
Au commencement de l’aventure
numérique, considérée par beaucoup comme la 4ème
révolution industrielle, l’infini nous était promis et « il
était entendu que le cyberespace ne connaîtrait de limite que celle
du génie humain. » Au lieu de quoi, nous sommes devenus
des poissons rouges enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au
manège de nos alertes et de nos messages instantanés : « Notre
esprit tourne sur lui-même, observe Bruno Patino, de tweets en
vidéos YouTube, de snaps en mails, de lives en pushs, d’applications
en newsfeeds, de messages outranciers poussés par un robot aux
images filtrées par des algorithmes, d’informations manifestement
fausses en buzz affligeants. » La lucidité face à cette
effrayante réalité doit selon l’auteur nous inciter à engager le
combat, sans pour autant rejeter en bloc la civilisation numérique.
Il s’agirait plutôt de la transformer pour « retrouver
l’idéal humaniste qui motivait les premiers utopistes de
l’éclosion du numérique. » A ce stade de la
démonstration, il faut s’interroger sur l’efficacité réelle
d’une demi-mesure quand une catastrophe point à l’horizon :
l’avènement de générations de zombies digitalo-dépendants. En
effet, au-delà de 30 minutes sur les réseaux sociaux, notre santé
mentale se trouve altérée. Les jeunes américains, statistique
dépassant l’imaginable, consacrent 5 heures et demie par jour aux
technologies du divertissement, jeux vidéo, vidéos en ligne et
réseaux sociaux, et un total de 8 heures quotidiennes à l’ensemble
des écrans connectés. Un tiers de vie !
Drogués, hypnotisés par l’écran,
abreuvés de stimuli électroniques ayant pulvérisé nos barrières
intérieures, nous avons tous, peu ou prou et pour parler comme
Saint-Exupéry, abandonné notre être. La satisfaction instantanée
produit de la dopamine, molécule du plaisir qui envoie un signal
court au cerveau primitif et lui donne envie de recommencer.
L’addiction est une dépendance à la dopamine.
C’est ici que le propos de Patino va
plus loin. Savons-nous que ces grands businessmen du Web devenus
milliardaires défilent depuis peu en se battant la coulpe ?
Leur créature, épigone de Frankenstein, leur aurait échappé. La
boîte de Pandore ne pourrait plus être refermée, charriant à
grands flots ses vulgarités, violences visuelles, perversions,
provocations… Savons-nous, donc, que ces fondateurs placent leurs
enfants dans des écoles non connectées et leur interdisent l’usage
de leurs inventions, à l’image du créateur de l’iPad qui en
prohibe l’entrée à son domicile ? La plupart dénoncent
l’effet dévastateur de la connexion sur la psychologie humaine.
Pourtant, il s’agissait bien pour les géants de la tech, avant
qu’ils ne soient eux-mêmes à la merci de leur insatiable monstre,
de rendre les gens dépendants en profitant de leur vulnérabilité
psychologique, de « vendre à Coca-Cola du temps de cerveau
humain disponible » comme avait proclamé fièrement un ancien
patron de TF1. B. J. Fogg, docteur en informatique, dirige depuis sa
création en 1998, le Persuasive Technology Lab, le laboratoire des
technologies de la persuasion situé à Stanford University au cœur
de la Silicon Valley. Cet éminent docteur a inventé un terme pour
nommer sa science : la « captologie. » Inutile de
préciser le concept et les objectifs poursuivis.
Le Web 1.0 avait connecté les
informations et les institutions et nous avais conduits jusqu’en
1999, le 2.0 avait instauré l’interaction et mettait en relation
les individus. La route était tracée : le 3.0 serait
sémantique et lierait les savoirs, et le 4.0, les intelligences :
« Un aiguillage inattendu s’est présenté, qui a dévié
le cours des choses. La forme nouvelle de l’Internet n’est pas
sémantique, mais dessinée par l’économie de l’attention. »
Les géants de l’Internet ont créé un ordre économique
attrape-tout : toutes les données et tous les objets de toutes
les vies sont collectés, dans le but de conquérir le temps.
Bruno Patino a raison de dire que nous
avons organisé un jour sans fin. Ce que nous appelons, de notre
côté, un présent omniprésent. En cela, l’auteur montre combien
nous avons rompu avec la vision équilibrée bien que lointaine
qu’avait dessinée Saint Benoît dans sa règle monastique :
24 heures réparties en trois tiers, l’un pour le corps (sommeil
compris), le deuxième pour le travail (et la vie en société), et
le troisième pour la vie intellectuelle ou la prière. Le ora et
labora - prie et travaille - bénédictin, source de tant de progrès
de civilisation et d’équilibre pour l’homme, a été pulvérisé
par la tyrannie du data, ces données qui ont pris le pouvoir
dans nos pauvres têtes. La fabrique de réalités individuelles, de
stories sans cesse « enrichies », a ni plus ni
moins produit « un empire du faux » et
l’impossibilité de discerner une quelconque vérité. L’auteur
évoque encore la French Theory qui a sévi sur de nombreux campus
universitaires, notamment américains, préparant les esprits au
relativisme généralisé. Qu’est-ce que le relativisme sinon la
négation de la vérité et la validation de toutes les
subjectivités ?
Devant tant de clairvoyance, qu’il
nous soit permis de penser que notre brillant journaliste se trompe
quand il imagine qu’il y a moyen de dompter la bête. C’est un
peu comme le vœu pieux formulé récemment par Audrey Azoulay
directrice générale de l’UNESCO d’établir un cadre normatif
pour une Intelligence Artificielle éthique. Songeons par
exemple que Ray Kurzwell, 70
ans, gourou spiritualiste du transhumanisme dirige la Singularity University chez Google qui ne vise rien d’autre que la démiurgie, c’est-à-dire la possibilité de créer à l’égal de Dieu. Appuyé sur la technologie numérique, les nanotechnologies, la biologie et les sciences cognitives (réunies dans l’acronyme NBIC), ce porte-étendard du rêve d’un autre monde promet que nous échapperons bientôt aux fatalités de la condition humaine et que nous toucherons le point de « singularité » en 2045 : c’est à dire notre « graal », le moment où la civilisation sera fondée sur l’intelligence des machines.
ans, gourou spiritualiste du transhumanisme dirige la Singularity University chez Google qui ne vise rien d’autre que la démiurgie, c’est-à-dire la possibilité de créer à l’égal de Dieu. Appuyé sur la technologie numérique, les nanotechnologies, la biologie et les sciences cognitives (réunies dans l’acronyme NBIC), ce porte-étendard du rêve d’un autre monde promet que nous échapperons bientôt aux fatalités de la condition humaine et que nous toucherons le point de « singularité » en 2045 : c’est à dire notre « graal », le moment où la civilisation sera fondée sur l’intelligence des machines.
Nous avons beau
chercher dans tous les angles, et même les recoins, nous ne
parvenons décidément pas à partager l’optimisme de Patino d’un
avenir meilleur et plus humain.
SOLIGNAC
* La Civilisation du poisson rouge, B. Patino, Grasset, 2019
Commentaires
Enregistrer un commentaire