Entretien avec René Girard
Rencontre
avec René Girard
«
Nous sommes en état d’apocalypse »
Notre ami Lionel a eu la gentillesse de nous communiquer un entretien qu'il a eu avec le philosophe René Girard en 2001, au lendemain des attentats du 11 Septembre. Dans un précédent article, je vous avais promis qu'un jour je donnerai aux lecteurs des Cahiers de Saint Jean quelques indications sur la pensée de ce philosophe qui a profondément marqué un certain nombre de professeurs de notre lycée, et en premier lieu son premier directeur, Pierre Gardeil : le lecteur désireux de découvrir cette pensée a sous les yeux une bon point de départ. Penseur de la violence mimétique, sa lecture des attentats du 11 septembre 2001 nous éclaire, 19 ans plus tard, sur notre époque et ses déchirements. Magister.
La
flambée du terrorisme peut-elle s'expliquer par les différences
culturelles ou religieuses? Le fameux choc des civilisations...
Je pense
exactement le contraire. Les phénomènes actuels de violence, dont
le terrorisme, s'enracinent dans la perte des traditions ancestrales
et des différences culturelles. La haine de l'Occident et de tout ce
qu'il représente provient non pas de ce que son esprit est vraiment
étranger à ceux qui le combattent, mais de ce que l'esprit
concurrentiel, qui l'emporte depuis longtemps dans nos sociétés
occidentales, leur est aussi familier qu'à nous-mêmes. Loin de se
détourner vraiment de l'Occident, ils ne peuvent s'empêcher de
l'imiter. Ils sont tout aussi dévorés que nous le sommes par
l'idéologie de la réussite individuelle ou collective. La
compétition produit chez les vaincus un désir brûlant de briser
une fois pour toute le ressort de la défaite, soit l'énorme machine
concurrentielle que sont devenus les États-Unis, suivis de près par
l'Occident dans son ensemble.
A vous
entendre, le vrai secret du conflit et de la violence, c'est
l'imitation...
Oui.
Fondamentalement, les hommes désirent les mêmes objets, qu'ils
désirent à travers des modèles. Par conséquent, c'est ce qui les
rapproche, qui aussi les sépare. J'appelle cela le désir mimétique.
Ce désir, qui a tendance à s'emballer, quand il ne réussit pas à
se satisfaire et qui rencontre la rivalité du modèle. Ou bien le
modèle lui-même rencontre la rivalité de son imitateur. Cette
montée de la violence est très difficile à arrêter une fois que
les deux côtés ont commencé. Il y a une collaboration dans
l'emballement. Les représailles sont le point de départ d'une
escalade, qui ne peut plus s'arrêter. Ce phénomène prend
évidemment des dimensions prodigieuses dans notre monde. A l'heure
de la mondialisation et de la globalisation, nous vivions dans
l'illusion de la promesse d'une fraternité entre tous les hommes.
Nous comprenons aujourd'hui que l'absence de différences n'est pas
vraiment la réconciliation qu'on tenait pour certaine.
Quelle
place occupe le religieux dans ce phénomène ?
D'abord,
les religions archaïques sont fondées sur les crises mimétiques
dont je viens de parler. Dans les sociétés archaïques, ces crises
se produisent de façon très rapide, très soudaine. Elles sont
fréquentes et se terminent par un retour à l'ordre fondé sur la
convergence de toute la communauté sur une seule victime. Notez que
cette convergence est un phénomène mimétique comme un autre ! Il
arrive un moment où la crise mimétique est si intense, qu'il n'y a
plus que des antagonismes dans le système. Les hommes s'entendent
très bien lorsqu'ils détestent le même ennemi. C'est ce
principe-là qui résout la crise en question. La victime est à la
fois l'auteur de cette crise et l'auteur de sa résolution. La
victime est la créature, qui a apporté la paix. Cette double
fonction, apparemment paradoxale, fait le sacré, la divinité. Si
vous regardez les religions bibliques, en particulier le
christianisme, vous constatez que vous avez le même schéma. Sauf
que dans un cas, la victime est divinisée en tant que coupable et
dans l'autre cas la victime est innocente. Cette révélation aboutit
à la destruction des religions archaïques et la privation des
protections sacrificielles, qui n'existent plus dans nos sociétés.
Sans
protection sacrificielle, ne risque-t-on pas de sombrer dans le chaos
de la guerre de tous contre tous ?
Les
règles du Royaume de Dieu selon les Evangiles sont précisément
destinées à arrêter cet emballement mimétique. Il ne faut pas les
penser dans une situation statique. Les prescriptions du Royaume de
Dieu sont toutes dirigées sur des situations de conflits
symétriques, d’emballement qu’il s’agit de prévenir. Par
conséquent, si on me frappe la joue, c'est que la personne a envie
que je réponde de la même manière. C'est à ce moment-là qu'il ne
faut pas répondre.
L’innocence
des victimes n’empêche pas les représailles. On ne persécute
plus guère qu’au nom des victimes aujourd’hui…
On
gauchit le droit des victimes dans des directions perverses où
chacun veut être la plus maltraitée de toutes les victimes. La
victimisation s’accentue de plus en plus dans notre monde et elle
prend des formes souvent excessives. Vous avez raison : on ne
peut plus faire des victimes qu’au nom des victimes. C’est ce
qu’on appelle la propagande. La plupart des hommes reculent devant
les responsabilités morales. Ils préfèrent penser que les rapports
entre les hommes ne se définissent pas.
Le mot
apocalypse revient souvent sous votre plume, c'est un mot qui fait
peur...
La pensée
chrétienne est toujours située dans un horizon apocalyptique.
L'apocalypse en grec signifie tout simplement révélation. Et pour
nous chrétiens, il signifie révélation violente. Il désigne la
situation même qui est la nôtre. L'apocalypse est le monde privé
de protection. On peut affirmer aujourd'hui que nous sommes en état
d'apocalypse objective. Oui, le mot fait peur. Il apparaît aussi
extrêmement démodé, ridicule, irrationnel. Mais si on pense la
victime émissaire comme fondatrice de la société et le Christ
comme une espèce de fondation à l'envers, le thème apocalyptique
devient significatif.
C’est
pourtant un thème que l’Eglise tient à distance…
Les
églises modernes tendent à évacuer tous les thèmes qui paraissent
déplaisant à un univers qui voudrait compter sur la durée infinie
du confort dans lequel il se trouve. L’Eglise catholique abandonne
parfois ses propres textes, préfère des formules du monde moderne.
Mon travail est toujours d’essayer de revenir à la rigueur de la
lettre.
Vous
vivez aux Etats-Unis, pays qui fait souvent l’objet de vives
critiques. Sont-elles fondées ?
Les
Américains sont critiquables dans la mesure où ils veulent tout
gagner. Non seulement ils veulent tout gagner mais ce qui est
beaucoup plus grave, c’est qu’il gagne un peu tout. Ils sont
toujours prêts à réserver les médailles d’agent et de bronze
pour les autres pays. Nous avons l’impression d’une arrogance
extrême. Pourtant les Américains ne se voient pas du tout comme
cela. Les Américains se voient comme les petits immigrants, qui ont
échoué en Europe. Ils montrent aux pays riches et à toutes les
élites dont ils n’ont pas fait partie auparavant qu’ils sont
capables de se débrouiller par eux même. Ce mythe fondateur de
l’Amérique, le pays de l’immigrant, qui se trouve pour la
première fois capable de montrer ce qu’il peut faire, ce mythe est
d’une puissance extraordinaire au sein des classes moyennes
américaines.
En fin
de compte, êtes-vous plutôt optimiste ou pessimiste sur l'avenir de
notre monde ?
Notre
société est à la fois infiniment productrice dans tous les
domaines, économique, scientifique, mais aussi de plus en plus
fragile. Tout augmente dans tous les sens. Le meilleur comme le pire.
Et en même temps. Nous vivons dans un univers, qui est une vaste
crise. A la fois très féconde et très périlleuse, et qui arrive à
un point qui paraît décisif. Alors, ou bien les hommes changent
leur attitude vis-à-vis de la violence, ou bien ils risquent de
périr.
Propos
recueillis par Lionel Niedzwiecki, le 22 novembre 2001 à Toulouse. Une partie de cet entretien a été publié en novembre 2001 dans le journal Sud-Ouest. Le lecteur des Cahiers en a lu ici l'intégralité inédite jusqu'à présent.
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