Lecture: La Fontaine, X.5, "Le loup et les bergers", ou l'examen de conscience du loup.





Que de belles lectures pour nos premières cette année: La Princesse de Clèves, Les Contemplations, Les Fables ... Ce sera pour nous l'occasion de relire ensemble, avec peut-être un regard renouvelé, ces grands classiques. J'espère aussi que, si d'aventure certains de nos élèves viennent s'égarer par ici, ils en tireront de l'intérêt pour leurs études.

LE LOUP ET LES BERGERS
       
            Un Loup rempli d'humanité
            (S'il en est de tels dans le monde)
            Fit un jour sur sa cruauté,
Quoiqu'il ne l'exerçât que par nécessité,
            Une réflexion profonde.
Je suis haï, dit-il, et de qui ? De chacun.
            Le Loup est l'ennemi commun :
Chiens, chasseurs, villageois, s'assemblent pour sa perte.
Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris ;
C'est par là que de loups l'Angleterre est déserte :
            On y mit notre tête à prix.
            Il n'est hobereau qui ne fasse
            Contre nous tels bans publier ;
            Il n'est marmot osant crier
Que du Loup aussitôt sa mère ne menace.
            Le tout pour un Âne rogneux,
Pour un Mouton pourri, pour quelque Chien hargneux,
            Dont j'aurai passé mon envie.
Et bien, ne mangeons plus de chose ayant eu vie ;
Paissons l'herbe, broutons ; mourons de faim plutôt.
            Est-ce une chose si cruelle ?
Vaut-il mieux s'attirer la haine universelle ?
Disant ces mots il vit des Bergers pour leur rôt
            Mangeant un agneau cuit en broche.
            Oh, oh, dit-il, je me reproche
Le sang de cette gent. Voilà ses Gardiens
            S'en repaissant eux et leurs Chiens ;
            Et moi, Loup, j'en ferai scrupule ?
Non, par tous les Dieux. Non. Je serais ridicule.
            Thibaut l'Agnelet passera
            Sans qu'à la broche je le mette ;
Et non seulement lui, mais la mère qu'il tette,
            Et le père qui l'engendra.
Ce Loup avait raison. Est-il dit qu'on nous voie
            Faire festin de toute proie,
Manger les animaux, et nous les réduirons
Aux mets de l'âge d'or autant que nous pourrons ?
            Ils n'auront ni croc ni marmite ?
            Bergers, bergers, le loup n'a tort
            Que quand il n'est pas le plus fort :
            Voulez-vous qu'il vive en ermite ?


***

Le loup est un personnage récurrent des Fables, au même titre que le Lion, ou le Renard. Cette fable se situe dans ce que nous pourrions appeler le cycle du loup; fable bilan de ce cycle, peut-être, dans la mesure ou nous sommes déjà au livre X. Le loup réapparaîtra une seule fois au livre XI, dans "le loup et le renard" (fable que je vous conseille d'ailleurs puisqu'on peut la lire comme une réécriture de la fable "le corbeau et le renard"). Mais nous touchons à la fin, du moins pour l'année 1678 - le dernier recueil, c'est-à-dire le livre XII, sera publié bien plus tard, en 1693-1694. 

Le cycle du loup est un véritable petit monde dans l'univers des Fables, et ici La Fontaine pousse la logique plus loin en mettant en place, avant Balzac, un dispositif de "retour des personnages"*. Ce loup semble ainsi  s'identifier aux loups des précédentes fables. En effet, les vers 14-15 "Il n'est marmot osant crier / Que du loup aussitôt sa mère ne menace" renvoient au premier recueil, IV, 16 "Le loup, la mère et l'enfant"; le v.16 et son "âne rogneux" évoque certainement la fable VIII, 17, '"l'âne et le chien"; quant au v.17 ("Pour un mouton pourri, pour quelque chien hargneux"), c'est une référence à IX, 19, "Le berger et son troupeau". Et pour ce qui est de l'agneau, proie du loup et repas des hommes (v.24), comment ne pas penser à la célébrissime fable du "loup et l'agneau", I.10 ? Dans cette fable, donc, le fabuliste invite son lecteur à penser que les loups rencontrés dans le premier et le second recueils sont en fait un seul et même loup. Et c'est le moment pour ce loup qui relit son passé de faire son examen de conscience.

En effet, nous avons affaire à une de ces fables typiques du second recueil, où l'action est ténue (finalement, un seul verbe d'action fait avancer la narration: "il vit", au v.23), mais où le discours prend toute la place: c'est une fable-discours, ou fable délibérative, ou fable monologue, d'un loup qui se regarde lui-même comme en un miroir: c'est bien une "réflexion" (v.5) au sens strict, et le loup semble mettre en pratique l'antique injonction "Γνῶθι σεαυτόν", connais-toi toi-même, selon Platon le plus ancien des préceptes gravés à l'entrée du temple de Delphes.

Observons sa réflexion. Haï de tous, ce loup "rempli d'humanité" (v.1) constate avec dépit la détestation qu'il inspire, et comme à la fin de tout bon examen de conscience, il prend une "bonne résolution", il se convertit. Mais sa conversion semble bien peu raisonnable, puisqu'il s'agit, comme dans Marlaguette, de renoncer à sa nature et de se mettre à brouter ... ou plutôt non : de mourir de faim. Résolution déraisonnable, mais il faut dire que la réflexion était mal engagée au départ, car ce n'est pas la compassion pour ses victimes qui prévaille (voyez ce qu'il dit lui même: "Le tout pour un Âne rogneux, / Pour un Mouton pourri, pour quelque Chien hargneux, / Dont j'aurai passé mon envie."), mais le dégoût de soi-même provoqué par cette haine universelle à son encontre. Voyez son insistance sur ce fait ("Je suis haï, dit-il; et de qui? de chacun / le loup est l'ennemi commun", ou plus loin "Vaut-il mieux s'attirer la haine universelle?"): il est en fait piqué, blessé dans son amour-propre. Nous sommes bien au XVIIe siècle, siècle de La Rochefoucauld.**

Heureusement pour lui, le naturel revient au galop; mais le déclic est provoqué par une nouvelle vision; après s'être regardé, en effet, il regarde des hommes, des bergers de surcroît, dévorant, comme lui le ferait, sa proie favorite, un agneau. Voilà une information capitale pour le loup : le berger, l'apparent protecteur de l'agneau, est en fait son prédateur, tout comme le loup lui-même.

"Le loup n'a tort / Que quand il n'est pas le plus fort: / Voulez-vous qu'il vive en ermite?" Cette moralité finale (v. 39-41) nous invite à une relecture de la fable Le loup et l'agneau (I, 10) et de son "la raison du plus fort est toujours la meilleure". Cette fois, nous ne sommes pas du côté de l'agneau, la victime pure d'un "oppresseur" à l'argumentation fallacieuse, mais du côté du loup. Ce loup, après un instant de scrupules, connaît un sursaut (un sursaut de sa nature mais aussi un sursaut d'amour-propre: "non, ce serait ridicule", mis à la rime de "scrupule"...) et se met à suivre son instinct vital, bien mieux que ne le font les hommes d'ailleurs, qui font tant d' "apprêts", hypocrites (cf. "sans qu'à la broche je le mette", v. 31, c'est-à-dire, sans tant de cérémonies).

La morale du loup est fruste mais saine car naturelle ; à l'opposé de la morale des hommes, qui nient la nature, comme l'expriment ces questions rhétoriques du fabuliste faisant la leçon aux bergers : "... et nous les réduirons / Aux mets de l'âge d'or autant que nous pourrons?" (v.37) "voulez-vous qu'il vive en ermite?"

Pour élargir notre propos, je ferai cette offrande à "l'esprit" de notre Ecole : il y a bien une lecture girardienne*** à opérer sur ce loup, "bouc-émissaire" d'une foule disparate ("Chiens, chasseurs, villageois") qui trouve son unité dans la détestation d'un seule victime, d'un sacrifice qui laisse les dieux pourtant indifférents ("Jupiter est là-haut étourdi de leurs cris", v.9); "bouc-émissaire" pourtant innocent (il suit la "nécessité", v.4, la pente de sa nature, autrement dit l'ordre des choses) ou coupable comme les autres, tous les autres, mangeurs d'agneau comme lui. La victime bouc-émissaire est toujours innocente, la foule, par contagion du mal, elle, est coupable.

MAGISTER


* Le retour des personnages. La nouveauté de Balzac, dans le Père Goriot (1836, puis dans les romans qui suivront), est de faire revenir certains personnages de précédents romans. L'unité de l'oeuvre ne se limite plus, alors, au roman. Quelques éléments ici.

** si certains n'ont pas compris la référence à l'amour-propre et à la Rochefoucauld, il est à savoir que François de La Rochefoucauld est l'auteur de Maximes dont le fond philosophique tient l'amour-propre pour le moteur de toutes les actions humaines. Ce n'est pas par vertu que nous sommes vertueux, dit-il, cherchant à démasquer les mensonges que l'homme se fait à lui-même. Cette histoire d'amour-propre était devenu un lieu-commun littéraire et moral à l'époque, et sent son jansénisme, dont La Rochefoucauld était proche.

*** Certains ignorent peut-être - et en fait je pense qu'ils sont de plus en plus nombreux - que le fondateur de notre lycée, Pierre Gardeil, était un disciple de René Girard, le philosophe du désir mimétique, de la victime bouc-émissaire. Et pas mal des amis de Pierre étaient ou sont eux-mêmes "convertis" si j'ose dire au  "girardisme". Nous reviendrons sur les fondements de cette pensée dans un article, un jour...

Commentaires

  1. Merci "Magister" pour votre échappée-belle culturelle!
    L'intelligence pédagogique de l'auteur et de son commentateur nous permet d'être nourri et de grandir dans la compréhension de ce qu'est l'homme!

    RépondreSupprimer

Enregistrer un commentaire