Que chantons-nous cette année? Le Stabat Mater de Jenkins

Cette année, à la chorale lycéenne des Feux de Saint Jean, c'est un Stabat Mater que nous chanterons, celui d'un compositeur actuel, le gallois sir Karl Jenkins.

Un article ultérieur parlera de la musique : parlons tout d'abord du texte.





La séquence, genre poétique médiéval.

Le Stabat Mater est un poème liturgique, plus exactement une séquence.* Il s’agit là d’un long poème, qui n'est pas directement transcrit de la bible comme les diverses antiennes que l'on entend au propre de la messe (introït, psaume graduel, offertoire, communion**) ; poème issu de l’interprétation de la Foi, de la glose des Écritures, c’est un poème d’Eglise, donc. Et à la différence des multiples hymnes, la séquence est spécifiquement attachée à une fête. 

Comme tout l’art chrétien (architecture, musique…) il vise un double objectif : soutenir les élans spirituels des fidèles ; les instruire des mystères de leur religion. Esthétique et pédagogique, la poésie sacrée émeut le fidèle, tout en consolidant et approfondissant sa foi. L'Eglise, en dépit de tous les iconoclasmes qui ont marqué son histoire (chez les Byzantins, dans le protestantisme), en mettant l'Art à son service, s'est mise au service de l'Art. Et si notre époque peut être qualifiée de moyen-âge de la poésie, dans l'Eglise comme ailleurs, il faut rappeler qu'il y eut des évêques poètes (Venance Fortunat), des théologiens poètes (Saint Thomas d'Aquin), etc.; les meilleurs poètes de leur époque lui offrirent des objets littéraires de premier ordre. Le Stabat Mater, attribué à Jacopone da Todi, poète franciscain, datant du XIIIe siècle, fait partie de cette tradition esthétique et ecclésiale.

Des milliers de séquences étaient en usage à la messe, selon les lieux et les coutumes (parfois très répandues dans la chrétienté, parfois en usage de façon limitée à une région, parfois chantée seulement dans une communauté)  ; aujourd'hui, avec la double reprise en main du Concile de Trente d'abord et de Vatican II*** ensuite, il n'y en a plus que cinq en usage :

  • Victimae Paschali Laudes, chantée à Pâques et dans son octave
  • Veni Sancte Spiritus, chantée à la Pentecôte
  • Lauda Sion, chantée à la Fête-Dieu, ou fête du Très Saint Sacrement. Poème de Saint Thomas d'Aquin.
  • Dies Irae, chantée à la messe des morts (facultativement dans la forme ordinaire du rite latin ; obligatoirement dans la forme extraordinaire du même rite) – poème de Tommaso da Celano, XIIIe s.
  • Stabat Mater, chantée le 15 septembre, à la fête de Notre Dame des Sept Douleurs. Poème de Jacopone da Todi (XIIIe s.).
Deux séquences en particulier ont marqué notre culture et notre musique: le Dies Irae, et le Stabat Mater.
« Efflorescences suprêmes, la poésie triste et pénitente du Moyen-Âge se déploie en deux sombres fleurs amertumées de cendres, salées de larmes, le Dies Irae et le Stabat Mater, la peur, la douleur, peur et douleur tempérées par l’adoration, par l’amour. » Rémy de Gourmont, Le Latin Mystique (1892)

Un sommet de la poésie du Moyen-Âge.

Seulement deux versets des Evangiles sont à l’origine de ce poème :

Saint Jean XIX, 5 : Stabat autem juxta crucem Jesu mater ejus
et
Saint Luc, II, 35 : Et tuam ipsius animam pertransibit gladius.

Le premier est tiré de la passion, selon Saint Jean : "Se tenait, cependant, à côté de la croix de Jésus, la mère de celui-ci". Le deuxième est issu des paroles du vieillard Syméon, prévoyant à Marie qu’un glaive lui transpercerait le cœur : « et ton âme, un glaive la transpercera. »

Deux passages qui furent très fréquemment commentés, en prose, et c’est de ces commentaires qu'est née toute une littérature poétique développant, commentant, déployant avec lyrisme ces plaintes qui frappent le cœur du chrétien. Jacopone de Todi (mort en 1306) n’inventa ni le rythme, ni toutes les paroles, mais lecteur et héritier de divers textes issus d’une longue tradition, dont on ne fera pas ici l’érudite compilation, il créa le poème pour ainsi dire définitif de cette lamentation à la fois humaine et surnaturelle.

En voici le texte. On goûtera la simplicité, le peu de moyens du texte latin, et sa puissance évocatoire. Je livre une traduction personnelle à des fins pédagogiques, la plus proche possible du texte original ; et la traduction littéraire, en vers, de Rémy de Gourmont (op.cit.), qui, s’il glose un peu, s’il enrobe la concision et l’efficacité du texte latin d’un langage ampoulé très « fin-de-siècle », conserve la structure versifiée, avec les rimes arrêtées selon le schéma AABCCB.

Stabat Mater dolorosa
Juxta crucem lacrimosa
dum pendebat Filius.
Cuius animam gementem,
contristatam et dolentem,
pertransivit gladius.
Debout se tenait la mère douloureuse, près de la croix, en larmes, quand son Fils y était pendu…
Dont l’âme gémissante, broyée de tristesse et douloureuse, fut transpercée par le glaive.
La Mère était là, tout en pleurs
Au pied de la croix des douleurs,
Quand son fils agonisa :
Son âme hélas ! tant gémissante,
Tant contristée et tant dolente,
Un glaive la transperça.



O quam tristis et afflicta
fuit illa benedicta
Mater Unigeniti.
Quæ mœrebat et dolebat,
Pia Mater cum videbat
Nati pœnas incliti.

Ô ! comme elle fut triste et affligée, cette Mère bénie du Fils Unique !
Elle qui était dans l’amertume, dans la douleur, alors que cette douce Mère voyait les tortures de son Enfant.


Oh ! Qu’elle fut triste et affligée,
La bénie, la prédestinée,
La mère du fils unique !
S’apitoyait, s’adolorait,
Si fort tremblait quand elle voyait
Des peines si véridiques.
Quis est homo qui non fleret,
Matrem Christi si videret
in tanto supplicio?
Quis non posset contristari,
Christi Matrem contemplari
dolentem cum Filio?
Quel est celui qui ne pleurerait pas, s’il voyait la Mère du Christ dans un si grand supplice ?
Qui ne pourrait s’affliger, en contemplant la Mère du Christ, souffrant avec son Fils ?



Quels yeux pourraient garder leurs larmes
A voir la mère de l’Adorable
Sous le poids d’un tel supplice ?
Quel homme au monde sans se contrire
Pourrait contempler le martyre
De la mère et de son fils ?


Pro peccatis suæ gentis
vidit Iesum in tormentis
et flagellis subditum.
Vidit suum dulcem natum
morientem desolatum,
dum emisit spiritum.
Pour les péchés de son peuple, elle vit Jésus dans les tourments, et soumis aux coups de fouet.
Elle vit son doux enfant mourant, abandonné, quand il rendit l’esprit.
Pour nos péchés, ô race humaine,
Elle vit Jésus en grand’géhenne
Très durement flagellé ;
Elle vit son fils, son fils très doux
Baisser la tête, mourir pour nous
Et mourir abandonné.


Eia Mater, fons amoris,
me sentire vim doloris
fac, ut tecum lugeam.
Fac ut ardeat cor meum
in amando Christum Deum,
ut sibi complaceam.
Ô Mère, fontaine d’amour, faites moi sentir la violence de votre douleur, afin qu’avec vous je pleure.
Faites que brûle mon cœur, en aimant le Christ Dieu, afin que je lui plaise.



Source d’amour, douloureux cœur,
Fais que je souffre à ta douleur,
Fais que je pleure avec toi :
Fais que mon âme soit tout en feu,
Que je plaise à Jésus mon Dieu,
Fais que j’adore avec toi.


Sancta Mater, istud agas,
Crucifixi fige plagas
cordi meo valide.
Tui nati vulnerati,
tam dignati pro me pati,
pœnas mecum divide.
Sainte Mère, faites cela ; imprimez profondément les plaies du Crucifié dans mon cœur.
De ton enfant blessé, qui a daigné souffrir pour moi, partagez les peines avec moi ;
Ô mère très sainte, daigne enfoncer
Les clous sacrés du crucifié
En mon cœur très fortement :
Je veux pâtir de ses blessures
Et je veux que ma chair endure
La moitié de son tourment.


Fac me tecum pie flere,
Crucifixo condolere,
donec ego vixero.
Iuxta crucem tecum stare,
et me tibi sociare
in planctu desidero.
Faites-moi avec vous pleurer tendrement, et compatir au Crucifié, tant que je vivrai.
Auprès de la croix, je désire me tenir debout avec vous, et m’associer à vous dans la lamentation.


Verser de vraies larmes, ô Mère,
Avec toi gémir au calvaire
Jusques à ma dernière heure !
Permets qu’à l’ombre de la croix,
Debout, côte à côte avec toi,
Je me lamente et je pleure.


Virgo virginum præclara,
mihi iam non sis amara:
fac me tecum plangere.
Fac ut portem Christi mortem,
passionis fac consortem,
et plagas recolere.
Vierge, la plus illustre des vierges, ne soyez pas amère à mon égard ; faites-moi me lamenter avec vous.
Faites que je porte la mort du Christ, faites -moi participant de sa passion, et me souvenir de ses plaies.


Vierge entre toutes claire et insigne,
Oh ! laisse-moi, cœur très indigne,
Me lamenter avec toi :
Fais que je meure la mort du Christ,
Qu’à si grand deuil je me contriste,
Que ses plaies saignent en moi !


Fac me plagis vulnerari,
fac me cruce inebriari,
et cruore Filii.
Flammis ne urar succensus
per te Virgo, sim defensus
in die judicii
Faites que je sois blessé de ses plaies, que je sois enivré de la croix, et du sang du Fils.
Pour que je ne sois pas consummé, brûlé par les flammes, que je sois défendu par vous, ô Vierge, au jour du jugement.


Des plaies de Jésus tout blessé,
Je veux à la croix m’enivrer
Pour l’amour de ton doux fils :
Pour tant d’amour daigne me prendre
Ô Vierge, et daigne me défendre
A l’heure de la justice.


Christe, cum sit hinc exire,
da per Matrem me venire
ad palmam victoriae.
Quando corpus morietur,
fac ut animæ donetur
Paradisi gloria.
Christ, quand il sera temps de partir d’ici-bas, accordez-moi d’aboutir, par votre Mère, à la palme de la victoire.
Quand le corps mourra, faites qu’à mon âme soit offerte la gloire du Paradis.
Que la croix m’enchaîne et me tienne,
Jésus me garde et me soutienne
Au nom de son agonie :
Fais qu’à mon âme, après ma mort,
Advienne, quand mourra mon corps,
La gloire du Paradis.
Amen ! In sempiterna sæcula. Amen.







Le premier couplet.
 
Stabat Mater dolorosa
Juxta crucem lacrimosa
dum pendebat Filius.
Cuius animam gementem,
contristatam et dolentem,
pertransivit gladius.


L'étude intégrale serait longue; je me contenterai du premier couplet. 

C'est un sizain, sur un motif AA B CC B, que l’on peut donc diviser en deux tercets parallèles. Si les vers A et B sont des octosyllabes, les vers C sont des heptasyllabes, en quelque sorte des presqu’octosyllabes ; l’auditeur entend que ce sont des vers plus courts, comme incomplets, empêchés d’atteindre leur plénitude. L’octo et l’hepta - syllabes, vers brefs, privent le poème de la solennité d’un vers plus ample ; c’est l’économie des moyens qui prime ici : une sobriété pathétique.

Dans ce premier couplet, cette même brièveté permet au poète de n’utiliser que trois mots par vers, voire, pour le dernier, deux seulement. Les deux premiers vers sont remarquables à ce titre : le rythme des mots sont parallèles : 2-2-4 / 2-2-4 ; et à la rime (riche) nous avons dolorosa, lacrimosa, deux longs mots qui s'étendent sur la moitié du vers, qualificatifs douloureux qui renvoient chacun à « Mater ».

Le deuxième mot, Mater, répond au dernier mot du vers 3, Filius : réussite expressive, où le pathétique de la situation est accentuée par la mise en avant des liens familiaux, mais où le mot Filius prend en même temps une portée théologique, renvoyant à la deuxième personne de la Trinité. Pathétique du drame humain mêlé au surnaturel de l’acte de la Rédemption par le sacrifice du Fils : la surnature incarnée, ce qu’il y a de plus chrétien qui soit.

Le premier mot : Stabat. Stare : elle est debout. Elle n’est pas brisée physiquement par la douleur, elle n’est pas prostrée, pliée ; c’est le stoïcisme sublime de cette femme qui rappelle la jeune fille ayant dit un simple « oui » à l’annonce angélique. Elle est là ; elle n’est pas en fuite comme les apôtres. Elle est là, droite et silencieuse, comme elle a été présente aux Noces de Cana, comme elle sera présente à l’effusion de la Pentecôte. Elle fut et sera là lorsque Dieu Se manifeste ; il est bien normal qu’elle soit là quand le Sacrifice Rédempteur a lieu.

Stabat: Un imparfait de durée. Le temps s’étire, c’est un arrêt sur image, le temps suspend son cours ; prenons le temps de contempler et de faire nôtre cette douleur ; arrêtons-nous, pour pleurer avec elle.


MAGISTER



Grünewald Tauberbischofsheimer Altar, Szene: Christus am Kreuz zwischen Maria und Johannes (1523-1524) - Staatliche Kunsthalle, Karlsruhe


* Certains diront prose. La distinction tient au fait que la séquence, comme l'indique son étymologie, doit suivre l'alléluia, quand la prose la précède ; mais elle ne tient plus guère.

** commentaire attribuable à la messe selon sa forme extraordinaire (la distinction extra et ordinaire date de Benoît XVI). Dans sa forme ordinaire, nous avons bien un introït prévu (antienne d'ouverture), mais elle est très souvent remplacée par un chant - souvent non biblique - dans les paroisses; le psaume graduel est remplacé par un psaume responsorial ; quant aux antiennes d'offertoire et de communion, elles sont, également, remplacées par le silence ou des chants non-bibliques dans la forme ordinaire de la messe. Nous nous référons souvent, dans les Cahiers, à la messe en forme dite extraordinaire du rite romain, qui a pour elle l'ancienneté (c'est-à-dire 5 siècles: elle a été mis en place par le Concile de Trente (1545 - 1563), d'où son nom de messe "tridentine"), quand la forme ordinaire n'existe (sous diverses formes selon les lieux et les choix des officiants) que depuis 60 ans.
*** ces deux Conciles, que certains ont tendance à opposer (le premier étant vu comme le concile du "Prêtre", le second comme le concile du "Peuple", se rejoignent cependant sur la reprise en main opérée par le pouvoir central romain...

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