Exégèse d'un lieu commun: "Transmettre la foi"

C'est une problématique qui semble hanter les catholiques, et elle se formule ainsi: comment transmettre la foi aux enfants? Tant répétée que j'y décèle un lieu commun. Une exégèse est donc de mise.

La question, disons-le d'emblée, est mal posée, mais révélatrice en tout cas de ce qu'est le catholicisme, et de ce qu'il oublie aujourd'hui.

Levons tout d'abord une ambiguïté. Est-il question ici de la foi comme acte par lequel on croit, ou de la foi comme l'objet qui est cru? Si nous parlons de la foi comme acte de croire, il ne peut se transmettre: cet acte suppose volonté et liberté, la conversion est individuelle et intime. A moins qu'on en revienne aux conversions collectives, voire aux conversions forcées, des temps anciens (serait-ce un fantasme inavoué chez certains?) qui, de toutes manières, n'obligent pas le for intérieur. Si nous parlons en revanche du contenu de la foi (le credo, et l'explication de ses articles), cela peut très bien être transmis, en effet, comme on transmet une matière scolaire. Et peut très bien être oublié, comme on oublie le carré de l'hypothénuse la troisième déclinaison des faux-imparisyllabiques.

Une autre question, plus adroite mais qui surprendra, voire heurtera, les oreilles habituées à une certaine musique, est celle-ci: 

comment transmettre la religion? 

Et je pense que c'est ce que nous devons transmettre en priorité, si nous voulons, qu'avec elle, la foi se communique et ait l'occasion de croître. C'est ce que nous nous efforcerons de démontrer.

La religion ne se transmet pas comme une matière scolaire. Elle se transmet avec le culte, les rites, les objets, les paroles sacrées, entendues ou prononcées à certains temps de l'année. Pensez à la religion romaine: une religion sans dogme, évolutive même avec l'accueil polythéiste de divinités étrangères, elle n'en était pas moins scrupuleuse (à l'excès) sur le culte, l'exactitude des rites et des paroles des prières. Et elle avait le caractère non seulement d'une religion publique, mais aussi d'une religion domestique. Et s'il faut citer une religion aujourd'hui vivante, pensez au Judaïsme, à ses rites et prières qui se vivent - avec précision - en famille, à certains temps de l'année.

La religion catholique est à la fois dogmatique et rituelle. Le dogme, nous en avons parlé: le mot veut dire enseignement reçu; formulé, il peut donc être transmis par la parole. Mais le catholicisme s'enracine en outre dans l'assemblée; est catholique celui qui va à l’Église - ce qui n'est pas forcément le cas des pratiquants de certaines autres religions. Et cet impératif de l'Ecclesia a eu tendance à effacer la notion de culte domestique. Les catholiques ont une liturgie faite pour le lieu église (notons au passage qu'elle était domestique en ces premiers temps, puisque les premières assemblées se réunissaient chez des particuliers); pour ce qui est du culte domestique, on ne parle plus, dans nos cercles, que de "prière familiale", et chaque foyer fait sa prière comme il veut, ou comme il peut, quand il en fait une. Premier point que peut méditer celui pour qui la transmission de la foi importe: celui du culte familial. J'abuse du terme "culte" à dessein ; valable dans les familles romaines de l'Antiquité, où il y avait culte, car sacrifice, il est impropre pour le rituel familial catholique, le seul sacrifice cultuel étant celui du Christ à la Messe. Pas de "culte" à proprement parler, ni d'"autel domestique"; mais je cherche un mot, des mots, qui pourraient nous libérer des termes usagés de "prière familiale" et surtout de la sinistre appellation "coin prière". La religion catholique se communique donc non seulement dans le lieu de culte, mais aussi dans la famille.

Un autre aspect de la question du caractère acceptable, ou non, de l'expression "transmettre la religion" est contenu dans le refus instinctif que peut susciter son emploi. Il existe en effet, au coeur de l'Eglise, cette tendance, en recherchant une humilité vraie, à souhaiter une réforme collective pour renoncer à tout "triomphalisme"; méfiante à l'égard du geste, de la parole et de l'ornement, elle a consacré, dans certaines zones de l'Eglise, la fin du signe. Discrétion du culte en soi-disant harmonie avec la discrétion du chrétien - qui cesse de faire sonner les trompettes devant lui - et primat de la conversion personnelle. Cette épure a bien sûr pour objet de se centrer sur l'authenticité de la démarche chrétienne: foi en Jésus Christ, conversion. Mais en poussant à fond cette logique, en récusant les "signes visibles", on déculture la religion. Objet pur et intime, elle s'est vue ôter son costume culturel. Mais a-t-on mieux transmis la Foi, en cessant de transmettre la Religion?

La Foi, comme nous le disions en introduction, ne se commande pas - on ne peut transmettre cet acte, sauf à vouloir violer les consciences.

La Religion, elle, peut se transmettre, comme un patrimoine, un folklore, une tradition familiale ou ethnique. Mais, chrétiens, voulons-nous en rester là?

La Foi ne se transmet pas, elle se "communique", et l'on peut facilement en espérer l'éclosion individuelle, lorsqu'elle est suggérée à travers ce véhicule fait de gestes, de paroles, d'ornements, en d'autres termes de sensible, de repères visuels, langagiers et temporels. La religion peut rester folklorique; elle peut aussi accompagner le sujet vers le choix de la foi, choix de volonté, choix de liberté.

Je crains que l'on ait considéré le fatras religieux, le bric-à-brac de statues en plâtres et de dentelles, de cantiques, de bénédicités, de bouquets de fleurs, de fumées d'encens, de dorures et de gourdes en plastiques à l'effigie de la B.V.M., comme bons à jeter pour que la lumière de la Foi, dans son immaculée pureté, nous illumine de son éclat. Je crois qu'on a un peu trop vite oublié que nous sommes des corps, et que le geste rituel, la parole consacrée, l'objet, l'ornement destiné à entourer de beauté ce que nous avons de précieux, aide nos corps, et à travers lui, notre âme. Le sensible ne fait pas obstacle au message; il sert d'échelle vers lui.

C'est toute une pédagogie. Une méthode. Donc, des étapes. Que l'on franchit, et franchit à nouveau en recommençant. De la méditation de la parole jaillit l'oraison, de même que la technique de lecture dite des quattuor sensus, commence toujours par le sens littéral pour s'élever vers le sens anagogique. Le Christ a guéri les corps d'abord, pour ensuite guérir les âmes. Le Christ part du point de départ de l'image familière (la vigne, le grain de moutarde, le troupeau de brebis) pour élever les esprits vers un bien spirituel. Le Christ s'est incarné en homme pour mener l'homme vers le mystère du Dieu trinitaire.  Bien sûr, bien sûr, l'on sait que celui qui s'arrête aux objets se fait idolâtre et fait du christianisme une lettre morte. On sait: on nous l'a assez asséné. Les objets sont nos marchepieds; la religion est à la foi ce que le corps est à l'âme.

En conclusion, si vous voulez transmettre la foi aux enfants, transmettez leur la religion, c'est-à-dire pour commencer, la liturgie, la gestuelle, les syllabes sacrées et, en lien peut-être essentiel, la beauté artistique ; et faites en sorte qu'elles ponctuent leur année, leurs saisons, leurs journées, dans la chaleur du foyer familial. 

Et qu'on ne s'y méprenne pas: si ma pensée veut et vient heurter la tendance, toujours actuelle dans certaines zones de l’Église, à vouloir opposer la foi (forcément pure) et la religion (forcément impure), de même qu'elle oppose absurdement sainteté et sacré, elle ne s'arrête pas à l'idée que la religion serait seulement une enveloppe séduisante renfermant un message; ici le fond et la forme sont inextricablement liés; la religion dit la foi, la foi existe dans la religion. Dire la relation à Dieu sans l'action médiatrice de la religion, c'est la définition du déisme (et ce que l'on a déjà observé de cette posture en dit assez l'impasse). Et dire la relation à Dieu sans dire le sacrifice rédempteur du Christ qui abolit le péché, restaurant la possibilité de cette relation, de même que dire la relation à Dieu sans dire le Corps livré et offert en nourriture qui abolit la distance entre l'être créé et le Tout-Autre, c'est en dernière analyse tronquer le Message, je veux dire tronquer la Foi (que l'on croit) et du même mouvement empêcher la Foi (par laquelle on croit), puisque son objet est devenu fallacieux du fait de son caractère incomplet.

Magister


Andrea del Pozzo, Triomphe de Saint Ignace, Chiesa Sant Ignazio, Rome.

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