Bilan du déisme

Prenons deux grandes figures, qui ont posé une manière de penser qui me semble représentative de ce que j'appelle "déisme".

"Montrez-moi ce qu'on peut ajouter pour la gloire de Dieu, pour le bien de la société et pour mon propre avantage aux devoirs de la loi naturelle, et quelle vertu vous ferez naître d'un nouveau culte, qui ne soit pas une conséquence du mien ? Les plus grandes idées de la divinité nous viennent par la raison seule. Voyez le spectacle de la nature, écoutez la voix intérieure. Dieu n'a-t-il pas tout dit à nos yeux, à notre conscience, à notre jugement ? Qu'est-ce que les hommes nous diront de plus ? Leurs révélations ne font que dégrader Dieu en lui donnant les passions humaines. Loin d'éclaircir les notions du grand Être, je vois que les dogmes particuliers les embrouillent, que loin de les ennoblir, ils les avilissent, qu'aux mystères inconcevables qui l'environnent ils ajoutent des contradictions absurdes..."

Jean-Jacques Rousseau, La Profession de foi du vicaire savoyard, dans Émile ou De l'éducation [1762]

Voilà formulée la posture du "déiste": je veux bien de Dieu, mais je ne veux pas de la Religion. Dieu, je le trouve "tout simplement" en exerçant ma raison et en étant attentif à mes sentiments ; c'est la religion naturelle. Dans cette lignée, Victor Hugo - que nos élèves de Première étudient dans Les Contemplations - va trouver une formule dont la concision peut frapper les esprits:

 "Texte: Dieu. Traducteur, trahisseur. Une religion est un traducteur"

 Victor Hugo, Tas de pierres (posthume)

En somme toutes les religions auraient raison sur le fond et tort dans la forme. 

Il était somme toute assez aisé de dire cela quand l'athée et le croyant (le déiste ou le religieux) partageaient un fond commun qui n'était nullement remis en question. Les déistes sont en fait d'anciens chrétiens, ou des hommes ayant vécu dans un bain de christianisme, nourris de catéchisme. Il n'y a pas de déiste, aux XVIIIe et XIXe siècle qui n'ait eu préalablement une éducation religieuse qu'il pût rejeter à loisir. Un ou deux siècles plus tard, le bilan du déisme, c'est l'athéisme généralisé.

Car l'imposture du déisme se situe là: faire croire que la foi puisse se transmettre sans la religion. Ces déistes, qui affirment accéder à Dieu par le sentiment ou par la raison, ont eu besoin du discours religieux pour accéder à Dieu: ils ont eu besoin des écoles de prière, des mystiques, de l'exemple des pratiquants, des dévotions. Les institutions religieuses ont leur part de culpabilité dans le désaveu que certains hommes ont formulé à leur encontre, bien entendu - mais quel orgueil de croire que l'on puisse se relier à Dieu sans leur intermédiaire!

Toutes ces démarches d'épuration, protestantisme, déisme rousseauiste ou hugolien, prétendu "esprit" du Concile (qui n'en était que la trahison) mènent, malgré leur prétention à créer un lien plus étroit à Dieu, à l'incroyance, à l'apostasie, à l'athéisme. La présomption, l'orgueil, toujours à l'origine des entreprises de sape.

Misère du Déisme: car à quoi ressemble la prière du croyant sans religion? l'âme s'élance vers Dieu, et cet élan aboutit au grand silence, au gouffre. Que dirait-elle? Qu'entendrait-elle? Ce Dieu a l'apparence du néant. La religion donne forme à Dieu ; elle le voile pour le dévoiler - ainsi l'abat-jour filtre la lumière trop brillante pour l’œil humain. La religion rend visible l'invisible. La religion, la chrétienne en particulier, donne à lire, donne à entendre, enseigne une grammaire de la prière, initie patiemment ses petits enfants avant qu'ils ne deviennent adultes dans la Foi; elle montre, elle raconte ; elle bâtit, elle chante. Elle est oeuvre collective. L'homme, incarné, a besoin des gestes, a besoin des autres ; la religion déiste est la religion de l'individu seul et du seul esprit.

Platon, dans Le Banquet, désigne l'Amour comme but d'une quête. Notre vie aspire à la vision de la Beauté absolue, qui est aussi Vérité. Cet Amour, qui l'a vu? Puis vint Jésus qui, Dieu, montre en homme ce qu'Il est - souffrance et mort pour ceux qu'on aime. La forme c'est le fond.

Hugo a beau jeu de vouloir déconnecter Dieu de l'Eglise, en faire un "grand sage", équivalent de Socrate, Bouddha, Confucius, etc. D'une part, sélectionner dans l'enseignement christique les endroits où il ne dit pas qu'il est Dieu, en somme, c'est lire l'Evangile une ligne sur deux; d'autre part, Jésus existe dans l'Eglise, est l'Eglise ; nous accédons à Lui dans l'Eglise. C'est lui qui la fonde, c'est elle qui écrit et donne à lire l'Evangile. L'Eglise institution n'est là que pour permettre au plus grand nombre de toucher ces mystères qui sans cela ne sont réservés qu'à une élite.

Une élite: celle d'un Rousseau, par exemple, qui dans l'Emile affirme la religion naturelle, à laquelle tout individu accède en s'ouvrant à la contemplation de la nature, et qui finalement, dans Le Contrat Social, l'impose à tous sous la forme d'une "religion civile". Cf. Du Contrat social, IV, 7.

Max Ernst, La Mer et le Soleil, 1926 (coll. privée)


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