Ce lieu commun qu’on a bien des fois entendu, et que l’on entend encore bien souvent, consiste à affirmer qu’un certain nombre de mises en garde de l’Église sur certains sujets touchant à l’intimité ne tirent pas leur source de l’Évangile, de la loi d’amour de l’Évangile, des paroles de Jésus. Parmi les diverses déclinaisons de ce même lieu commun, on a celle de ceux qui accusent l’Église de déformer le message, ou de ceux qui accusent saint Paul ; dans ce dernier cas, on a maintes fois parlé d’une église « paulinienne », prétendument en opposition à l’église christique, ayant trahi le message, etc. Et de reprocher à Paul ses développements, sévères, sur les comportements sexuels « déviants ».
Disons-le d’emblée : ceux de la bouche de qui l’on entend proférer ce lieu commun veulent, tout simplement, tordre le Nouveau Testament pour le forcer à dire ce qu’ils veulent, c’est-à-dire ce qui est à même de justifier leurs propres comportements.
Mais puisque l’on parle d’Évangile, allons-y voir de près. Et l'on verra que Jésus a bel et bien parlé de sexualité. Il en a peu parlé, ou plus précisément, il en a parlé en peu de mots. Nous verrons tout à l’heure une hypothèse destinée à déterminer le pourquoi de ce peu de paroles.
La citation, puisqu’elle se fait en peu de mots, nous la donnerons intégralement, et de façon trilingue, par souci d’exactitude :
Evangile de Marc, VII
20 « Ce qui sort de l’homme, c’est cela qui le rend impur.
21 Car c’est du dedans, du cœur de l’homme, que sortent les pensées perverses : inconduites, vols, meurtres,
22 adultères, cupidités, méchancetés, fraude, débauche, envie, diffamation, orgueil et démesure.
23 Tout ce mal vient du dedans, et rend l’homme impur. » (Traduction liturgique de la Bible)
Jésus, usant du procédé de l’énumération, dresse la liste des actes impurs ; on notera que trois de ces éléments, sur douze (25%) touchent à des questions de mésusage de la sexualité, à savoir le premier, le quatrième et le huitième : « inconduites », « adultères », « débauche ».
Dans le texte original :
πορνεῖαι, μοιχεῖαι, ἀσέλγεια
traduits dans la Vulgate par :
fornicationes, adulteria, impudicitia.
Il est intéressant de noter, au passage, l’effort des traducteurs à rendre flou au moyen du terme vague « inconduite » ce qui est extrêmement clair en grec : πορνεῖαι (porneiai), que le latin traduit par « fornicatio », terme sur lequel a été forgé notre terme français « fornication ». Terme certainement trop technique, trop « théologie morale », et trop daté pour satisfaire aujourd'hui... Le Christ ne parlait pas en théologien, ni en philosophe adepte du néologisme ; mais il ne parlait pas non plus de façon évasive ou exagérément pudique, et appelait un chat un chat.
Trois mots, donc, pour désigner en fait une seule réalité : l’utilisation égoïste des gestes de l’amour. Mais Jésus semble user de trois termes pour créer un effet d’insistance ; ces trois termes ne sont pas d’exacts synonymes, et suggèrent, en fait, trois manières de défigurer l’amour, selon qu’on blesse le mariage, qu’on se blesse seul, ou bien qu'on se blesse avec un autre. Mais dans tous les cas, Jésus nous rappelle que, dans le domaine des actes intimes de l’amour, comme dans tout autre domaine de la vie, il est des actes impurs. C'est une manière strictement négative de présenter les choses, mais elle implique la manière positive: s'il est une manière impure de se comporter, il est logiquement une manière pure.
Prenons pour principe que l’acte sexuel est voulu et donné par Dieu. Prenons également pour principe que tout ce qui est donné par Dieu est bon et pur – mais que l’homme peut en faire un usage mauvais (impur, pour reprendre l'image christique). Prenons enfin pour troisième principe ce que le donné observable déploie : cet acte est celui par lequel la vie humaine se transmet, cet acte est celui par lequel un plaisir est offert et reçu, cet acte est également le prolongement en gestes d’un attachement entre deux êtres - appelons ce dernier point amour. Amour, plaisir, don de vie. Réduire le geste à l’une de ces trois facettes, c’est le défigurer, l’employer de façon égoïste, de cet égoïsme duquel nous souhaitons nous libérer.
Nous avons donc vu que Jésus, n’en déplaise aux adeptes du lieu commun auquel nous voulons ce jour tordre le cou, parle bien de sexualité dans l’Évangile ; il eût été étonnant qu’il n’en parlât point – lui qui ne laisse dans l’ombre aucun aspect de la vie humaine.
Nous répondrons à présent à la question : pourquoi Jésus en parle-t-il peu ?
Voici notre hypothèse : Jésus en parle peu non parce que ce serait un sujet secondaire ; le fait qu’il emploie trois termes forts, sévères et clairs, pour en parler dit assez le sérieux avec lequel l’on doit le considérer; et qu’en même temps, une fois ces principes posés, il ne sert à rien de trop s’y étendre ; que cela est dit une bonne fois, comme si ce rappel était celui d’une évidence.
Cette liste d’impuretés, parmi lesquelles figurent également le vol, le mensonge, l’avarice, etc., il n’est pas besoin, en effet, d’en donner de multiples définitions ni d'y consacrer de multiples développements : nous savons bien de quoi l’on parle, tout le monde le sait. Le Christ a une urgence, celui d’un message autrement plus important – et difficile – à transmettre : il n’est pas là pour rappeler des évidences.
Et pourtant, certains oublient sciemment ce verset, ou prennent prétexte de sa brièveté pour l’amoindrir, ou comme beaucoup, se servent à l’Évangile comme on se sert au self ; quant à l’argument archéo-historique, qui consisterait à dire « il parlait aux hommes d’une certaine époque, avec des cadres moraux d’une certaine époque » cela ne tient pas, sauf à l’appliquer au livre entier, la Bible, et à ôter à cet objet devenu document toute légitimité à nous parler encore aujourd’hui; mais cet argument archéo-historique est également un argument à géométrie variable, que l'on applique dans certains cas pour disqualifier les passages qui nous déplaisent, et que l'on oublie pour en conserver d'autres qui, eux, nous plaisent. Je ne vois pas pourquoi l' "impudicitia" antique serait à dynamiter, quand l' "avaritia" serait à conserver. Le "autre temps autre mœurs" ou le "vérité en-deçà des Pyrénées, erreur au-delà" (Pascal) ne valent que pour une part de nos usages; il est un fond immuable en l'humain. Sans cela, c'est prôner un relativisme absolu: et pourquoi lire des textes anciens? pourquoi, même, lire la parole du Christ?
Nous ne possédons pas les Écritures : ce sont elles qui nous possèdent quand nous nous mettons à les lire. Et les Écritures nous interpellent, nous brusquent, nous dérangent. Le jeune homme riche s’en va tout triste quand il entend l’exigence évangélique (Mt 19,16s). Mais lui, au moins, est sincère ; nous ne pouvons malheureusement pas en dire autant de ces « pharisiens de la loi d’amour », suprême oxymore, qui mettent l’Évangile sur le lit de Procuste de leurs propres pulsions, de leurs propres idéologies, de leur propre militantisme, tout en se drapant d’un discours paré des atours de l’authenticité chrétienne.
Parce que c’est dur. Oui, c’est trop dur, de renoncer, de faire effort, de s’arracher à son égoïsme. C’est même surhumain. Et les voir, ces « pharisiens de la loi d’amour », prendre le porte-voix de l’Evangile pour crier au monde les mots du monde, doit nous renseigner sur nous-mêmes, car nul de nous n’est à l’abri de vouloir torturer le texte évangélique pour le faire avouer des mensonges, lui faire dire ce qu'il ne dit pas, ne lui faire pas dire ce qu'il dit, et le faire correspondre à une autre morale, non-évangélique, dont on ne dit pas le nom, mais dont nos mentalités contemporaines sont imprégnées.
Il faudra pourtant bien accepter de déplaire au monde.
MAGISTER
Lippo di Benivieni (XIIIe-XIVe s.?), La Dérision du Christ ou Le Christ aux outrages (détail), Musée des Beaux-Arts, Strasbourg. |
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