Que retenir de Médée? - par Fabrice Butlen
Texte d’un discours prononcé devant des collégiens et leurs familles à l’occasion de la remise des prix du concours du « Calame d’Or », le samedi 22 mars 2025. Ces élèves de quatrième avaient produit une réalisation filmée autour d’un extrait de la Médée de Sénèque.
Que retenir de Médée ?
O felices dicipulae discipulique, victoriae lauro coronati, juventus bonae spei, et vos quoque, domina praeses participesque illius societatis Calami aurei quae hoc certamen linguae Latinae excogitavistis proposuistis ordinavistis, admistri hujius musei Lugdunensis vosque parentes collegaeque mei qui ubicumque Galliae linguam Latinam hos bonos juvenes docetis, salvete omnes una salute.
Chers heureux lauréats, jeunesse sur qui se fondent nos espérances, Madame la présidente de l’association du Calame d’or, chers membres de cette association qui avez conçu, proposé et organisé ce concours de latin, personnels du musée de Lugdunum, chers parents, chers collègues qui enseignez le latin à ces bons jeunes gens un peu partout en France, à la Roche-sur-Foron en Haute- Savoie, à Saint-Germain-en-Laye, à Vénissieux, à Nantes, je vous adresse à tous mon salut.
Hoc mane verba facio parumper hic in museo Lugdunensi ubi monumenta ab antiquis Romanis huic urbi tradita servantur, non tantum quod juvenes laureatos nostros laudare volo, quantum in animo est eos exhortari ad radices Latinas colendas in perpetuum, quae radices imprimis in ea lingua exprimuntur quae in Europa fere mille annos regnavit pergitque nos imbuere quippe qui hodie in hoc loco adestis.
Si je prends un instant la parole ce matin, en ce musée de Lugdunum qui rassemble et qui expose le principal de ce que la ville de Lyon doit à l’Antiquité romaine, c’est naturellement pour féliciter nos jeunes lauréats, mais davantage encore c’est pour les exhorter à cultiver toujours leurs racines latines, des racines qui s’expriment d’abord dans une langue, ce latin qui régna sur l’Europe pendant quasi un millénaire et dont l’influence perdure jusqu’à nous puisque vous voilà ici présents aujourd’hui. C’est pourquoi je veux moi aussi faire entendre un peu de latin à l’auditoire préparé que vous êtes.
Jeunes lauréats, chers collègues, vous avez fait vivre dans vos classes la tragédie latine de Médée.
Voilà une œuvre puissante, difficile, d’une sombre et effrayante beauté, dominée par l’énergie d’une femme qui fait voler en éclats les limites du genre humain. C’est là ce que voulait nous montrer le philosophe Sénèque : un monstre d’inhumanité. C’est par ce repoussoir qu’il voulait nous édifier et nous rendre meilleurs. Peut-être voulait-il aussi, subrepticement, se justifier aux yeux de la postérité de l’assassinat d’Agrippine qu’il avait conseillé à Néron en l’an 59 après Jésus-Christ ? Il importe de bien reconnaître le monstre, n’est-ce pas, pour savoir s’en débarrasser à temps, semble-t-il nous suggérer entre les lignes de sa pièce, qui fut sans doute écrite peu d’années après.
Reste l’énergie extraordinaire de Médée : inhumaine, bien sûr, mais surhumaine aussi.
Itaque rogo vos utrum Medea tantummodo monstrum sit an exemplum quoque virtutis muliebris nobis praebeat.
Ne sommes-nous pas intéressés par cet exemple féminin de courage et de volonté, tout autant que sa monstruosité nous terrifie ?
Son parricide accompli, l’assassinat de ses deux fils sous les yeux de leur père Jason, Médée s’envole dans les airs, du haut de sa maison en flammes où elle vient d’offrir en spectacle au pauvre Jason, théâtre dans le théâtre, et quel atroce spectacle, le meurtre de son second fils.
Jason s’écrie, et ce sont les deux derniers vers de la pièce (1026-1027) :
Per alta vade spatia sublimi aetheris
« Va-t’en là-haut, bien loin dans les hauteurs du ciel, »
Testare nullos esse qua veheris deos.
« Dire que l’endroit même où tu mets ta présence
C’est l’espace où les dieux brillent par leur absence. »
Sénèque se plaît à mettre en scène un grand caractère qui, brisé par le malheur, en latin dolor, entre dans un état second, furor, frénésie qui va non seulement le relever de son état de prostration initiale, mais qui va le pousser à commettre un acte inouï, une horreur suprême, absolument hors norme, appelée nefas, l’infanticide contraire à l’ordre divin et à l’ordre naturel, le crime des crimes, nous dirions aujourd’hui un crime contre l’humanité.
Toute la pièce nous montre comment Médée devient ce monstre.
Nous la voyons demandant au roi Créon qu’il lui soit donné un peu de temps, ne fût-ce qu’un court répit, afin, dit-elle, d’embrasser ses enfants une dernière fois, mais le spectateur sait déjà que ce laps de temps, contenu dans les vingt-quatre heures d’Aristote, sera mis à profit pour les sacrifier, après avoir éliminé sa rivale dans le cœur de Jason ainsi que le père de celle-ci, le roi Créon lui-même qui vient de la condamner à l’exil (292-295) :
Parumne miserae temporis lacrimis negas ?
« Pas même un court instant pour les pleurs d’une infortunée ? »
Réponse de Créon :
Etsi repugnat precibus infixus timor
Unus parando dabitur exilio dies.
« Quoiqu’une crainte profonde répugne à céder,
Il sera donné vingt-quatre heures pour préparer l’exil. »
Soyons attentifs à l’absence des personnes grammaticales : Médée n’est pas encore Médée, et Créon se refuse à lui parler comme à une véritable interlocutrice.
Médée va bientôt se taire pour un temps pendant lequel le chœur entre en scène et chante. Il chante l’invention de la navigation par les hommes et le périple de la nef Argo à travers la Méditerranée. Pendant ce temps nous n’entendons plus la grande voix de l’héroïne tragique. Et c’est le moment où elle évoque le mieux la Médée pensive de Pompéi, à peu près contemporaine de notre tragédie, mais inspirée de la pièce d’Euripide puisque nous apercevons le pédagogue des enfants qui est absent de la pièce de Sénèque : l’héroïne médite en silence son crime, dans une espèce de torpeur absente.
Car l’acte à accomplir, un quadruple meurtre, qui comprend un double parricide, demande plus d’énergie que n’en possède la magicienne habituée pourtant au crime. Mais jusque-là c’était pour faire plaisir à Jason. Maintenant il lui faut agir en son nom propre.
Sa nourrice prononce son nom : Medea… ̶ Fiam, répond l’intéressée (171) : « je vais le devenir ».
Ainsi la peinture pompéienne nous montre-t-elle une femme égarée, qui ne sait pas qui elle est.
Elle se révèle à elle-même dans le crime : Medea nunc sum (910).
En quelque huit cent vers, l’essentiel de la pièce, la métamorphose s’est opérée par l’état de frénésie, par le furor, qui a pris l’aspect d’une exaltation physique que la nourrice compare à la danse sacrée d’une Ménade, une possédée du dieu Bacchus (380-386), le corps déjeté, arqué, comme on le voit sur certains vases grecs :
Alumna celerem quo rapis tectis pedem ?
« Ma fille, où te porte ce pied rapide, hors de ta demeure ? »
Resiste et iras comprime ac retine impetum.
« Arrête, étouffe ta colère, retiens ton emportement. »
Incerta qualis entheos gressus tulit
« Tu ressembles à la possédée confuse quand tu effectues ces pas, »
Cum jam recepto maenas insanit deo
« À la Ménade quand elle se déchaîne remplie par le dieu »
Pindi nivalis vertice aut Nysae jugis
« Sur les névés du Pinde ou dans l’Himalaya »
Talis recursat huc et huc motu effero
« Ainsi court-elle d’avant en arrière emportée çà et là par un mouvement sauvage »
Furoris ore signa lymphati gerens
« Portant sur son visage les marques d’une démence frénétique. »
C’est sur ce spectacle d’une femme artiste totale que je veux vous laisser, personnage dansant, chantant, parlant, dont l’un de nos grands poètes, Paul Claudel, a senti la poignante beauté, tout en refusant la forme de violence qui s’y trouve contenue :
« Je te reconnais, Ménade !... [Avec] ce souffle qui t’emplit
Et qui vient de te mettre, ô vierge, debout !
Je n’attends avec ta main point de coupe où ton sein même
Convulsivement dans tes ongles …
Point de contorsions : rien du cou ne dérange les beaux plis de ta robe jusqu’aux pieds qu’elle ne laisse point voir ! »
Ce drame païen brutal et sanguinaire, écrit soixante ans après Jésus-Christ mais sur qui n’a pas passé la douceur chrétienne, nous fascine, nous parle, et les mises en scène que j’ai vues montrent qu’il vous a parlé aussi, parce qu’il offre l’image d’une femme forte, et d’une femme de combat : retenons donc cette énergie, mais laissons le monstre s’envoler dans des espaces que ne peuplent plus ni les dieux, ni les hommes.
Dixi. Gratias vobis omnibus ago pro diligenti et benevolo auditu.
Fabrice Butlen

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