Petit éloge de la dissertation

Je veux prendre la défense d'un exercice qu'il est aujourd'hui de bon ton, même chez des professeurs de lettres, de décrier. J'espère que ces lignes permettront aussi à certains de nos élèves de comprendre ce qu'il y a de fondamentalement vital dans cet épreuve-reine, un peu impressionnante peut-être pour le lycéen de première, mais que je crois être un triomphe de la culture et de la pensée humaines.

La dissertation est un exercice complexe, c'est un fait, en ce qu' il sollicite de multiples habiletés : une solide connaissance du sujet ; la capacité d'argumenter ; une aptitude à écrire. Culture, logique, expression : c'est l'articulation de cette triade qui rend l'exercice si complexe, et si précieux.

Historiquement, elle s'inscrit dans la longue tradition intellectuelle occidentale qui passe par Socrate et sa "maïeutique", et par S. Thomas d'Aquin et son dispositif scolastique, et occupe de fait une place de choix dans cette quête de vérité qui guide notre démarche pédagogique. 

La dissertation est tout simplement une méthode pour apprendre à penser. Elle se fonde sur la dialectique, c'est-à-dire l'examen de positions distinctes, voire opposées. Elle exige de prendre en compte le contre-argument: c'est apprendre à considérer la position adverse, la thèse de l'autre. La prendre en compte pour y déceler ce sur quoi elle se fonde, sa part de vérité, et en souligner les limites: la dissertation est donc une dynamique de dialogue, d'écoute réelle de la pensée adverse, qui ne tombe pas dans le relativisme. En somme, une œuvre civilisée

C'est cela, développer une pensée personnelle: un vrai travail. Ce n'est pas meubler son esprit de poncifs et d'opinions trop rapidement conçues. Ce n'est pas non plus livrer des réactions à l'état brut, des impressions vives, des embryons de pensée informes. Ce qui impressionne peut-être le lycéen de première à l'approche de ce difficile exercice, c'est le sentiment sourd qu'il va falloir s'arracher, douloureusement, à la facilité. Ce qui inquiète, c'est le caractère coûteux de la dissertation:

Coût en effort. Puisse cet exercice lui faire comprendre que penser vraiment est une exigence. Corrélé à cela: le coût en humilité. Enfin, dernier coût: la prise de risque. Certains sont en fait troublés de découvrir le caractère personnel de la dissertation: il ne s'agit plus d'une simple restitution de connaissances ; si celles-ci doivent être impérativement maîtrisées, c'est comme condition nécessaire, mais non suffisante. La dissertation exige du lycéen qu'il assume une démonstration, un propos structuré, problématisé, une réelle affirmation, non pas seulement une restitution. Ce qui suppose une réelle prise de risque. Trop souvent l'on entend certains avancer que les exercices du lycée consistent à dire "ce que la prof veut entendre". Cette accusation de "psittacisme" est à la fois une critique et un secret espoir. Comme ce serait facile ! Un bon vieux contrôle de connaissances... or il n'en est rien. "La prof", comme ils disent, attend une affirmation personnelle sur le sujet. La bonne note sera attribuée à celui ou celle qui aura pris le risque de formuler une problématique, qui s'y tiendra tout au long de son propos. Ce qui ne veut pas dire raconter n'importe quoi. La force d'une argumentation n'émane pas de la fantaisie, mais de l'exactitude de l'information, qui doit être prouvée, vérifiée, illustrée. Cela ne veut pas dire baratiner non plus, employer des "mots magiques": rigueur, exactitude dans l'emploi des termes, probité intellectuelle pèsent également de tout leur poids dans l'attribution de la note finale.

Examinons aussi l'accusation de formalisme. C'est une critique redoutable, formulée jadis par d'éminents esprits* ; la forme dissertative ou bien briderait la créativité, ou bien favoriserait le goût de la forme au détriment du fond, faisant de l'exercice un jeu de pur artifice, qui, à la longue, dessèche. On retrouve là, d'ailleurs, l'affirmation citée plus haut, "dire ce que le prof a envie d'entendre", c'est-à-dire nier que cet exercice littéraire soit sincère. C'est une faiblesse réelle qu'il s'agit d'expliquer: on peut à bon droit se sentir perplexe devant l'apparent arbitraire d'une méthode fondée sur le fameux plan en trois parties (thèse, antithèse, synthèse); trois parties d'ailleurs elles-mêmes divisées en trois sous-parties. Pourquoi pas deux, pourquoi pas quatre? Cette triade, choisie pour on ne sait quelle raison, pourrait presque revêtir un caractère superstitieux - le chiffre trois comme chiffre mystique. C'est qu'il ne faut pas voir la forme 3x3 comme une fin en soi, mais plutôt comme une aide à la pensée : il ne s'agit pas de se considérer esclave de la méthode. Développer une pensée progressive, de longue haleine, à l'écrit, est une difficile activité en même temps qu'un triomphe de la pensée ; voyez le 3x3 comme le soutien qui vous permettra de ne pas vous égarer, d'être équilibré dans votre propos. De même le dispositif thèse / antithèse, qui nous vient, comme nous l'avons dit, de Socrate et de Thomas d'Aquin, est une manière de savoir par où commencer. Commencer par ce qui semble évident, de bon sens, ce qui est immédiatement visible, ou ce qui semble partagé par la majorité afin d'en montrer, d'une part, ce qu'il y a de fondé, mais aussi et surtout, les limites: n'est-ce pas là la manière la plus simple d'affronter un problème, la plus naturelle pour la pensée? Aborde-t-on un problème par le détail, l'exception, le plus difficile à admettre?

Le formalisme n'empêche pas la sincérité. Ceux qui ont une réelle vie de prière savent qu'une dose de formalisme est nécessaire pour parvenir à une prière sincère.

 

MAGISTER

 

* Une critique restée célèbre est celle de C. Levi-Strauss, dans Tristes Tropiques (1955). Extrait: "Là, j'ai commencé à apprendre que tout problème, grave ou futile, peut être liquidé par l'application d'une méthode, toujours identique, qui consiste à opposer deux vues traditionnelles de la question; à introduire la première par des justifications de sens commun, puis à les détruire au moyen de la seconde; enfin à les renvoyer dos à dos grâce à une troisième qui révèle le caractère également partiel des deux autres, ramenées par des artifices de vocabulaire aux aspects complémentaires d'une même réalité: forme et fond, contenant et contenu, être et paraître, continu et discontinu, essence et existence, etc. Ces exercices deviennent vite verbaux, fondés sur un art du calembour qui prend la place de la réflexion (...)" (chapitre VI, "comment on devient ethnographe"). Cette critique me rappelle la critique de la rhétorique chez Pétrone, au début du Satiricon (Ier siècle ap. J.-C.) : "Mais nos enfileurs de phrases sont-ils moins fous quand ils crient comme des furieux : Voici les blessures que j'ai reçues pour la liberté ! Voici l'oeil que j'ai perdu pour votre salut à tous ! Donnez-moi un guide pour me conduire chez mes enfants : mes jarrets tranchés se refusent à porter mon corps. Passe encore si du moins ils frayaient à nos futurs Démosthène les voies de l'éloquence. Mais tant d'exagérations et tout ce vain bruit de phrases ne leur servent, le jour venu de parler au forum, qu'à avoir l'air de tomber de la lune. Donc, à mon sens, le résultat le plus clair des études est de rendre nos enfants tout à fait stupides : de ce qui se présente en réalité dans la vie ils n'entendent rien, ils ne voient rien" (traduction Louis de Langle, 1923). Outre le fait que ces deux auteurs, Levi-Strauss et Pétrone, si éloignés dans le temps, le style et l'intention, ont tous deux pour point commun d'avoir été formés à l'école classique (de leur temps), et que c'est justement armés par la tradition qu'il peuvent se permettre de l'attaquer, il me semble que toute activité humaine peut être accusée de formalisme, dès lors que l'amour de la forme prend le pas sur le fond (par esthétisme - confinant au nihilisme, par peur de la nouveauté, par dureté...). Ainsi, dans un tout autre domaine de l'activité humaine, la critique occidentale du ballet du Bolchoï à l'ère soviétique. "Ce que nous leur reprochons? De s'en tenir à la belle tradition de 1880 sans chercher à aller plus loin, (...) Nous devons reconnaître que les Russes possèdent, en effet, la vraie danse. L'école du Kirov dans sa forme actuelle est vieille d'un siècle, c'est un vase-clos académique où rien n'a bougé depuis Petipa." P. Thévenon, dans Le Nouveau Candide, 15/06/1961.

Vassily Kandisky (Василий Васильевич Кандинский), Ascension gracieuse, 1934


Commentaires

  1. Bonjour, très belle expression écrite empreinte de culture et d'une grande pratique de l'écriture. J'aimerai tellement que ma fille puisse comprendre ce que vous écrivez. J'essaie à la hauteur de ma capacité de lui transmettre un peu de votre plaidoyer pour la dissertation, pour le français en général. Ma fille aimant tellement plus les mathématiques, c'est simple, logique lui semble t-il. Mais à vous lire je ne suis pas sûre qu'elle saisisse pleinement le sens, le comment faire, quelque peu emmêlée dans sa pensée que le français "c'est dur et qu'elle n'y comprends rien" . (en classe de 1ère...) Grand merci pour la découverte de votre blog via LinkedIn ! Florence

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