Commentaire de Manon Lescaut de l'abbé Prévost : ravages de la passion et misères du désir.

L'Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut, plutôt connu sous le simple titre de Manon Lescaut est le récit, raconté à la première personne, d'un jeune gentilhomme, le chevalier des Grieux, prêt à toutes les compromissions, incorrigiblement faible, s'avilissant, s'abaissant au mensonge, au vol, à la triche et même au meurtre, pour plaire à celle qu'il aime, une "catin" (Montesquieu). L'auteur lui-même présente son ouvrage comme un "traité de morale", dont le but serait d'illustrer par l'exemple les ravages de la passion. D'aucuns soupçonnèrent Prévost d'user d'une explication commode pour justifier le tableau peu édifiant que brosse son roman. On a voulu y voir un ouvrage libertin: l'amour justifie tout, et si les deux héros ne peuvent couler de jours heureux, en union libre, c'est que la société, la morale, la religion, tout un univers de contraintes et d'interdits, les en empêchent. 

Mais plutôt que d'adopter cette lecture d'entre les lignes, au second degré, prenons Prévost au premier, au pied de la lettre, et croyons quelques instants à ce projet d'édification du lecteur, qu'il expose lui-même dans "L'avis de l'auteur". 

Parenthèse: à force de vouloir décoder, décrypter, déceler le message ; à force de vouloir croire que l'auteur veut dire autre chose que ce qu'il dit - et ce sont non seulement les commentateurs, depuis la lecture allégorique qui fit florès au Moyen-Âge, mais aussi les auteurs eux-mêmes qui promeuvent cette habitude, de l'os à briser rabelaisien à l'ironie voltairienne - la littérature de tous les siècles semble vouée à la lecture "parabolique": cf. notre article sur le cryptage - on en vient à mépriser l'acte qui consiste à prendre au sérieux ce qui est écrit, à accorder crédit à l'acte de parole de l'écrivain.

Parenthèse fermée: prenons donc Manon Lescaut pour ce que cette oeuvre prétend être, une oeuvre édifiante. Le malheur ne vient pas des trop grandes contraintes imposées par la société; le malheur vient de l'esclavage des passions. "[le public] verra, dans la conduite de M. des Grieux, un exemple terrible de la force des passions. J'ai à peindre un jeune aveugle, qui refuse d'être heureux, pour se précipiter volontairement dans les dernières infortunes ("avis de l'auteur"). C'est la vision tout ce qu'il y a de plus chrétienne, depuis saint Paul et les Pères (je ne fais pas le bien que je veux, et je fais le mal que je hais), ici transposée à l'époque de la fin du règne de Louis XIV et/ou de la société corrompue de la Régence. 
 
On reconnaît en outre, dans le discours du chevalier des Grieux, cette étrange tendance, qui se manifeste avec éclat chez les poètes lyriques médiévaux, à placer l'amour au-dessus de tout principe moral ; et par amour, il faut entendre bien sûr amour adultère, c'est-à-dire irrégulier & anti-social ; je renvoie le lecteur à Lancelot ou le Chevalier à la Charrette (Chrétien de Troyes), ou à Tristan et Iseut. L'amour-passion y justifie le comportement déshonorant, comme une nouvelle loi, au-dessus des autres. On retrouve la trace de cette idéologie dans le discours de des Grieux ; mais c'est pour qu'ici elle soit condamnée, présentée comme cause de la déchéance du héros. 

Tout au long du roman, cette déchéance s'exprime à travers ces mêmes justifications qu'il apporte à son comportement ; elles prennent parfois la forme d'une casuistique dérisoire. "Quoiqu'à mes propres yeux cette action fût une véritable friponnerie, ce n'était pas la plus injuste que je crusse avoir à me reprocher. J'avais plus de scrupule sur l'argent que j'avais acquis au jeu. (première partie)". Ainsi des Grieux excuse sa faute par le fait qu'il en commis des pires... Cette déchéance s'exprime aussi dans l'impuissance, l'incapacité d'un être sans volonté. Ses résolutions un peu viriles finissent toujours par fondre devant l'amour pour Manon. C'est le cas, par exemple, dans la fameuse scène du parloir, à laquelle fait écho la scène d'explication de la deuxième partie: voilà comment s'achève sa résolution de faire reproche à Manon de son infidélité: "Elle fut si épouvantée de ce transport, que, demeurant à genoux près de la chaise d'où je m'étais levé, elle me regardait en tremblant sans oser respirer. Je fis encore quelques pas vers la porte, en tournant la tête, et tenant les yeux fixés sur elle. Mais il aurait fallu que j'eusse perdu tous sentiments d'humanité pour m'endurcir contre tant de charmes. J'étais si éloigné d'avoir cette force barbare que, passant tout d'un coup à l'extrémité opposée, je retournai vers elle, ou plutôt, je m'y précipitai sans réflexion. Je la pris entre mes bras, je lui donnai mille tendre baisers. Je lui demandai pardon de mon emportement. Je confessai que j'étais un brutal, que je ne méritais pas le bonheur d'être aimé d'une fille comme elle." Que Manon offre ses charmes contre de l'argent, qu'elle veuille faire de des Grieux un greluchon, c'est-à-dire un amant entretenu, tout finit par être pardonné - on est frappé par la faiblesse du héros, sa propension à excuser l'inexcusable, et à sa perte de toute énergie un peu virile.
 
On note que cet état d'esclave de la passion se trouve mis en relief, par contraste, avec les instants où la Providence tend la main au héros, lui offre une possibilité de rachat, par l'entremise de personnages comme le père des Grieux, l'ami Tiberge, le supérieur de Saint-Lazare: des personnages nullement caricaturaux, auxquels Prévost a accordé un sérieux authentique. L'obstination du héros à refuser les occasions offertes par la Providence, comme s'il était voué par avance à la damnation, nous conduisent à reconnaître une forme de pessimisme chrétien, au parfum janséniste, pensée bien loin d'être éteinte au moment de l'écriture de Manon Lescaut.  Cet amour ne pourra se trouver purifié, ennobli, que par l'exil, la misère partagée, la déportation dans un Nouveau Monde, à la fois désert et espace d'innocence retrouvée, à la toute fin du roman.

Approchons-nous d'un passage. Je propose ici au lecteur un extrait dans lequel nous voyons le chevalier des Grieux imaginer, sous l'influence de la conversation qu'il a avec le vertueux ami Tiberge, ce que pourrait être son existence s'il embrassait "l'état ecclésiastique".

"Vous avez donc vu Manon, lui répondis-je en soupirant. Hélas ! vous êtes plus heureux que moi, qui suis condamné à ne la revoir jamais. Il me fit des reproches de ce soupir, qui marquait encore de la faiblesse pour elle. Il me flatta si adroitement sur la bonté de mon caractère et sur mes inclinations, qu'il me fit naître dès cette première visite, une forte envie de renoncer comme lui à tous les plaisirs du siècle pour entrer dans l'état ecclésiastique.

Je goûtai tellement cette idée que, lorsque je me trouvai seul, je ne m'occupai plus d'autre chose. Je me rappelai les discours de M. I'Évêque d'Amiens, qui m'avait donné le même conseil, et les présages heureux qu'il avait formés en ma faveur, s'il m'arrivait d'embrasser ce parti. La piété se mêla aussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je ; je m'occuperai de l'étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l'amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire, et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu'il estime, j'aurai aussi peu d'inquiétudes que de désirs. Je formai là-dessus, d'avance, un système de vie paisible et solitaire. J'y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d'eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis ; un petit nombre d'amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J'y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m'informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais, à la fin d'un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que, pour n'avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon."

L'abbé Prévost, Manon Lescaut, première partie


Cette description d'un idéal de vie médiocre, simple, sobre et se contentant de peu, délivré des "inquiétudes" et des "désirs", rassemble en lui les traits du genre de l'utopie: imparfait descriptif du temps suspendu; description d'un état hors du temps, hors du désir, hors des aléas et vicissitudes; stabilité dans le temps qui se double d'une stabilité dans l'espace, c'est-à-dire dans l'isolement d' "une maison écartée" (l'isolement étant l'un des marqueurs de l'utopie: situation insulaire chez More, murs de Thélème chez Rabelais, etc.) et, dernier marqueur de l'utopie, un soupçon d'orgueil (les purs sont souvent les durs), que l'on décèle dans la formule "je mépriserai ce que le commun des hommes admire", et dans l'idée de la correspondance avec l'ami "qui ferait son séjour à Paris", et qui informerait le héros des "nouvelles publiques" pour "faire un divertissement des folles agitations des hommes".

Or cette utopie qui se veut chrétienne l'est finalement très peu. C'est là l'erreur de des Grieux, peut-être de Prévost lui-même - si, comme le font certains commentateurs, il faut voir dans le héros de Manon un miroir de l'expérience vécue de l'auteur. Loin d'être une vie chrétienne, c'est une vie épicurienne, en réalité, à la manière d'Horace, qui est décrite ici. 

Ni l'ivoire, ni les plafonds dorés ne brillent dans ma maison ; des architraves en marbre de l'Hymette n'y reposent pas sur des colonnes de marbre taillées au fond de l'Afrique ; je ne suis pas, héritier inconnu d'Attale, devenu le propriétaire de son palais ; des clientes de bonne famille ne tissent pas pour moi des vêtements teints en pourpre de Laconie. Mais je suis honnête ; la veine de mon esprit est généreuse ; je suis pauvre, et le riche me recherche. Je ne demande rien de plus aux dieux, et je ne sollicite pas autre chose de mon puissant ami : je suis assez riche avec ma terre de Sabine.*

Horace, Odes, II, 18, v. 1-14, traduction F. Richard


L'idéal horatien était depuis longtemps, à l'époque de Prévost, devenu un lieu commun de la littérature. On songe à La Fontaine (Fables, second recueil, XI, 4):


Si j'osais ajouter au mot de l'interprète,

J'inspirerais ici l'amour de la retraite :

Elle offre à ses amants des biens sans embarras,

Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.

Solitude où je trouve une douceur secrète,

Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,

Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ?


et les deux derniers vers:


Quand le moment viendra d'aller trouver les morts,

J'aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.


ou encore à Rousseau, plus proche de notre auteur, faisant, à la fin du livre I des Confessions, le tableau de ce qu'aurait pu être sa vie:

Avant de m’abandonner à la fatalité de ma destinée, qu’on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendait naturellement, si j’étais tombé dans les mains d’un meilleur maître. Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours ; et me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphère sans m’offrir aucun moyen d’en sortir. (...) J’aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu’il la fallait à mon caractère, dans l’uniformité d’un travail de mon goût et d’une société selon mon cœur. J’aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J’aurais aimé mon état, je l’aurais honoré peut-être ; et, après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié sans doute, j’aurais été regretté du moins aussi longtemps qu’on se serait souvenu de moi.

Au lieu de cela… Quel tableau vais-je faire ? Ah ! n’anticipons point sur les misères de ma vie ; je n’occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.

Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre I (dernières lignes)


On retrouve chez tous ces auteurs la même idée d'une vie douce et tranquille, bornée, ni riche ni pauvre, sans ambition & sans souci, dont le maître mot est la modération, s'achevant par une mort paisible sans souci ni remords ; notons que chez La Fontaine, comme chez Rousseau et Prévost, cet état est un état virtuel. C'est que ce lieu commun est aussi une idée fausse: le renoncement au désir est une discipline surhumaine.

Considérons donc l'idéal de vie de des Grieux pour ce qu'il veut être, à savoir, un état ecclésiastique: comme nous venons de le dire, ce tableau chrétien n'a rien de chrétien.  L'état chrétien est un état de désir, en réalité, non pas d'absence de désir ; le malentendu tire son origine de l'influence des sagesses antiques, qui croient trouver dans l'absence de désir le souverain bien (et c'est bien le cas de l'épicurisme, en particulier) ; les apparences seules peuvent rapprocher ces sagesses de "l'état chrétien" ; l'état chrétien substitue un désir par un autre ; en l'occurrence le désir toujours inassouvi, provocateur de frustration, des choses terrestres est remplacé par le désir des choses célestes, seul qui puisse assouvir la soif d'absolu. Ce désir de Dieu, c'est l'état du mystique, c'est l'état de l'orant, et il est significativement absent du passage que nous lisons. Oublieux que la situation du chrétien est un état de fol abandon, d'amour fou de Dieu, le tableau de la vie simple & sobre devient morne, et à la fin un autre désir fait son retour, immanquablement: le seul qu'il connût, celui de Manon.

Sans cesse souhaité, et sans cesse décevant, la vie simple & sobre, reste un fantasme littéraire. Si c'est cela qui doit constituer la religion, celle-ci revêt le caractère d'une austérité bien morne, finalement propre à donner raison à ceux qui interprètent Manon Lescaut comme nous l'expliquions plus haut: une œuvre libertine qui fait de la religion une contrainte.

Ces appels de la Providence restent, tragiquement, sans réponse, car la religion présente ici le visage austère de la vertu, inévitablement décourageant, visage qui n'est que le masque de la religion, en vérité, la religion sans la foi, la vertu sans la joie, l'amen sans l'alléluia. C'est le destin de des Grieux, peut-être celui de Prévost, de demeurer dans cette vision incomplète. 

Ainsi, Manon Lescaut se présente comme édifiante: c'est une œuvre qui instruit le lecteur au sujet des ravages de la passion ; ceux-ci sont mis en relief par les échappatoires qui sont offerts au héros, mais ces derniers prennent le visage morne, glacé et grisâtre d'une vertu sans amour, ou, comme nous l'avons lu dans notre passage, d'une sagesse fantasmée, virtuelle, d'une utopie sans autre consistance que littéraire: la religion telle qu'elle n'est pas, ou ne doit pas être, si l'on préfère ; soit que des Grieux ne veuille pas aller au-delà, soit qu'il ne le puisse pas.

MAGISTER

A. Watteau, L'Enseigne de Gersaint (détail)








* version originale, pour les amateurs:

Non ebur neque aureum

mea renidet in domo lacunar,

non trabes Hymettiae

premunt columnas ultima recisas

Africa, neque Attali

ignotus heres regiam occupavi,

nec Laconicas mihi

trahunt honestae purpuras clientae.


At fides et ingeni

benigna vena est pauperemque dives

me petit ; nihil supra

deos lacesso nec potentem amicum

largiora flagito,

satis beatus unicis Sabinis.

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