Exégèse d'un lieu commun: c'est du jansénisme!

Jansénisme: un mot épouvantail pratique dans les milieux chrétiens. Nous avions d'ailleurs déjà étudié les "mots magiques" dans un ancien article (ici). "C'est du jansénisme" ou "il était janséniste": j'ai entendu ce genre d'expressions à trois reprises dernièrement: c'est suffisant pour identifier là un lieu commun, et justifier notre souhait d'aller y voir.

Jansénisme: il semblerait, aux dires de certains, que cette tendance gangrenât les mentalités du clergé "d'avant". Mais comme avec tout lieu commun, dont l'emploi est bien pratique, à force de répéter, on oublie la réalité des faits. J'espère donc que cet article fixera quelques repères.

Quelle est la réalité du jansénisme? Mouvement doctrinal et moral du christianisme qui a connu un essor important au XVIIème siècle, séduisant de nombreux esprits, condamné par Rome mais continuant à exercer une influence forte dans les temps qui suivirent, il correspond à une réalité complexe, que nous résumerons en trois aspects: le terme coïncide en effet avec une doctrine,  un comportement, et une dérive sectaire.

1. Le Jansénisme doctrinal.

Pour prendre les choses par leur principe, nous pouvons affirmer que le Jansénisme, du nom du théologien Jansen, est une tentative parmi d'autres de trouver la solution d'une difficulté que pose la foi chrétienne. Essayons de la résumer avec simplicité: 

La foi catholique affirme que l'homme, blessé par le péché, ne peut être sauvé sans l'aide de Dieu. Cette aide, gratuite, est nommée "La Grâce" (Gratia). Ce secours de Dieu à l'homme respecte la liberté de ce dernier, qui doit répondre à la Grâce. L'homme, pour reprendre une expression vieillie mais expressive, "travaille lui-même à son Salut". Les penseurs chrétiens, l'Eglise elle-même, a tenté, à travers les siècles, de résoudre ce problème, de trouver l'équilibre entre les deux acteurs du Salut: en effet, si l'on accorde tout à la Grâce, la liberté humaine est inexistante: nous sommes des pantins. Si l'on accorde tout à la liberté humaine, la Grâce ne sert à rien. C'est l'histoire de l'Eglise de trouver la solution, l'équilibre entre les deux ; c'est l'histoire de l'Eglise d'avoir eu à affronter des déviations doctrinales penchant trop dans l'un ou l'autre sens. 

Prenons deux exemples opposés de ces déviations doctrinales: d'un côté, le Pélagianisme - du nom du moine Pélage, au Ve siècle, peut être qualifiée d'hérésie de la liberté. Pour elle, l'homme est libre de se sauver. En dernière analyse, le libre-arbitre est tout puissant, Dieu s'en trouve relégué, de même que le Christ et la Rédemption. Second exemple: Luther, Calvin, les promoteurs du Protestantisme, refusent à l'homme toute action positive dans le sens de son Salut. Être sauvé dépend uniquement de la Grâce: mon salut ou ma damnation dépendent entièrement de la volonté de Dieu, et de sa sagesse, infinie, mais incompréhensible : je suis en fait prédestiné, et, en pratique, je ne peux rien faire pour compter au nombre des élus plutôt que des damnés.

La réponse catholique peut être trouvée formulée, par exemple, dans cette formule tirée du Concile de Quierzy, en 853: 

"Que certains soient sauvés, c'est un don du Seigneur; mais que d'autres périssent, c'est la faute de ceux-là mêmes qui se perdent"

Vint Jansénius, Cornelius Jansen (1585-1638). Adoptant une lecture radicale d'Augustin (son grand œuvre est ainsi intitulé Augustinus), sa pensée peut être résumée - à grands traits! - comme suit: tant que l'homme est dans l'état d'innocence d'avant la Chute, la volonté de l'homme tend, naturellement, au bien. Il est à présent dans un état de déchéance, qui lui a fait perdre sa liberté; il est esclave du péché. Dans cette position, il ne peut plus rien faire qui ne le conduise au mal. Dieu, dans sa bonté, offre à l'humanité sa Grâce ; c'est le Christ, c'est la Rédemption. Ceux qui possèdent la Grâce sont donc libres ; leur désir du bien en eux est en fait l'action de la Grâce. C'est ce que l'on appelle "Grâce efficace". Or, ceux qui ne la possèdent pas n'ont aucun espoir de salut. Qui possède la Grâce efficace? Peu d'âmes, selon Jansen. Dieu condamne-t-il les autres, la multitude de ceux qui ne la possèdent pas? Non, mais puisque la Grâce ne leur est pas accordée, ils demeurent dans la Massa Damnata, où les a jetés la faute originelle. Ce Christ qui sauve peu, on le retrouve matérialisé dans ces représentations du crucifié dit "aux bras étroits", qui n'écarte plus les bras comme pour embrasser l'humanité entière. C'est pourtant ce que dit Paul en I. Tim.2.4: "Dieu veut sauver tous les hommes". Et pour cela, il lui donne la Grâce suffisante pour lui permettre de mener le combat spirituel. C'est l'autre terme du débat, que l'on appelle justement "Grâce suffisante". 

Jean GAULETTE, Christ janséniste. 1700.

 

2. Le jansénisme moral

A ce jansénisme théorique répond un jansénisme pratique, le jansénisme de la morale, celui qui s'applique à la vie de tous les jours.

On associe le terme jansénisme à une attitude morale de rigueur excessive. Notons que la relation entre la doctrine janséniste et la rigueur morale n'est pas si évidente ; cette doctrine de la Grâce n'oblige pas nécessairement à une grande rigueur dans la conduite, et en cela elle peut être comparée à celle de Luther: si la Grâce efficace est refusée à l'homme quoi qu'il fasse, pourquoi ferait-il l'effort de suivre les commandements?

Est-ce le jansénisme qui a créé le christianisme austère et ascétique? Il serait inexact de le dire. La rigueur, l'exigence morale, l'ascèse chrétienne n'ont pas attendu les jansénistes ; et à leur époque, le XVIIe siècle, ils n'étaient pas les seuls à faire la promotion d'un christianisme austère: on peut trouver des formules que ne renieraient pas les jansénistes du Grand siècle sous la plume d'u d'un Saint Vincent de Paul, si dévoué aux pauvres, et même d'un Saint François de Sales, pourtant surnommé le "Docteur de la douceur". Ainsi, en insistant sur le caractère "terrible" des jugements de Dieu, en martelant que les hommes sont d'affreux pécheurs, et que sans Dieu ils ne sont rien, les jansénistes n'inventaient rien, ils assénaient des vérités que bien d'autres prédicateurs proclamaient; mais ils les greffaient à une doctrine théologique, celle de Jansen ; ces grands défenseurs de l'exigence chrétienne la mirent à la remorque d'une quasi-hérésie ; il fut facile de rejeter la première en condamnant la seconde dès lors.

3. La jansénisme sectaire.

Enfin, le jansénisme prit un tour de plus en plus sectaire. Comment s'en étonner? Ce n'est pas ce que voulurent un Pascal, ou un Racine, élevés à l'école janséniste; ce n'est pas non plus ce que voulurent les moniales de ce haut lieu du jansénisme que fut l'abbaye de Port-Royal.

Qui ne voit que cette rigueur enfle la présomption, nourrit le dédain, entretient un chagrin superbe et un esprit de fastueuse singularité, fait paraître la vertu trop pesante, l'évangile excessif, le christianisme impossible?

La citation est de Bossuet. Elle résume assez bien le danger de ce qui est louable au départ, car découlant d'un souci réel de perfection, et qui finit par engendrer l'orgueil; et de là, un esprit de parti au sens classique. 

Anti-jésuites, anti-romains, et finalement rebelles, les jansénistes luttèrent, par libelles, polémiques, arguties, et finalement, avec le temps, firent du jansénisme une hérésie contre l'Eglise, voire un allié objectif des ennemis du Christianisme.

4. Les effets du jansénisme

Le jansénisme a néanmoins eu des effets positifs ; une certaine gravité, un respect des choses saintes fut gagné sous l'influence du jansénisme, et on en ressent les effets jusqu'à nos jours. Selon Daniel-Rops, "l'usage d'écouter debout la lecture de l'Evangile vient sans conteste des paroisses jansénisantes du XVIIe siècle", et "l'effort des jansénistes pour rendre les fidèles plus directement participants aux prières liturgiques a laissé des traces, comme la lecture de l'Evangile en français".

A ces apports positifs répondent des dommages très graves qu'ils ne peuvent compenser. 

  • un anti-mysticisme. Le jansénisme, par la profonde influence qu'il exerça sur le clergé et les fidèles, promut une religion de préceptes et de règles, sans cesse menacée de formalisme, et interrompit l'élan mystique du début du XVIIe s., celui inspiré de sainte-Thérèse ou de saint Jean de la Croix, la vie d'intimité avec Dieu, l'union mystique avec le Christ. Il parut un état rare, inaccessible, et de surcroît ne procurant aucune perfection ni mérite. Notons tout de même que le jansénisme ne fut pas le seul instigateur de la méfiance durable à l'égard de la mystique : l'affaire quiétiste - dont nous parlerons dans un prochain article - et l'échec de Fénelon contre Bossuet, marqua durablement les esprits et aggrava le déclin de l'attitude spiritualiste.
  • une religion du scrupule: le jansénisme, par ses prêtres et directeurs spirituels, eut un effet néfaste sur l'accès aux sacrements ; absolutions refusées et communions déconseillées par souci de leur rendre leur prix, l'Eucharistie et la Pénitence devenaient des sacrements rares, difficiles d'accès ; cela finit par décourager, et finalement diminuer la pratique religieuse.
  • une rébellion. nous avons déjà parlé de l'orgueil menant au sectarisme. On peut admirer chez les jansénistes leur ardeur à se défendre; mais de ces discussions, de ces polémiques, de ces arguties, de cette contestation incessante de l'autorité, de ces querelles entre chrétiens, résultèrent de bien néfastes effets pour la cause du catholicisme tout entier. "Pascal a frayé la voie à Voltaire" a écrit G. Lanson. La formule est un raccourci, mais dit quelque chose de vrai.

Conclusion.

Répondons à présent à la question que nous nous sommes posée, celle du lieu commun qu'est devenu le terme. Que nous dit ce mot aujourd'hui? 

On peut déplorer que ce mouvement religieux, en offrant un nom disqualifiant au rigorisme excessif, en ait également offert un à toute forme d'exigence chrétienne

Les jansénistes ont découragé les âmes moyennes et les ont éloignées du christianisme en faisant croire que rien n'était tolérable qui ne soit inimitable. Trop d'exigence éloigne... Mais trop peu éloigne aussi. Ainsi, si l'on peut reprocher au jansénisme, et avec lui, nous l'avons vu, à tout un courant qui tire ses racines des débuts du Christianisme, un trop d'insistance sur la crainte de Dieu, on est aujourd'hui, dans bon nombre de milieux catholiques, nourri de l'image d'un Dieu bonasse, permissif, laxiste; les jansénistes vouaient la majorité à la Massa Damnata ; une certaine mentalité catholique la transfère dans une sorte de Massa Electa (il n'y a qu'à voir la popularité actuelle de l'idée de "l'enfer vide", qui vide surtout ce dogme de son contenu). Dans les deux cas, l'exigence morale s'en trouve malmenée et dans les deux cas la pratique religieuse perd son intérêt ; dans le premier, par découragement, dans le deuxième, par angélisme.

Comme d'habitude, la solution se trouve dans la recherche d'équilibre entre deux défauts opposés.

"Deux maladies dangereuses ont affligé en nos jours le corps de l'Eglise; il a pris à quelques docteurs une malheureuse et inhumaine complaisance, une pitié meurtrière qui leur a fait poster des coussins sous les coudes des pécheurs, chercher des couvertures à leurs passions... quelques autres, non moins extrêmes, ont tenu les consciences captives sous des rigueurs très injustes; ils ne peuvent supporter aucune faiblesse; ils détruisent par un autre excès l'esprit de la piété, trouvent partout des crimes nouveaux, et accablent la faiblesse humaine en ajoutant au joug que Dieu nous impose." Bossuet.

MAGISTER

Sources:

Daniel-Rops, Le Christ aux bras étroits. disponible au C.D.I. du lycée.

Jacques-Bénigne Bossuet, Oraison funèbre de Nicolas Cornet

Gustave Lanson, Histoire de la littérature française.

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