Le voilé et le dévoilé

 Commençons par un hermétique.

" Toute chose sacrée et qui veut demeurer sacrée s'enveloppe de mystère. Les religions se retranchent à l'abri d'arcanes dévoilés au seul prédestiné: l'art a les siens...

" J'ai souvent demandé pourquoi ce caractère nécessaire a été refusé à un seul art, au plus grand. Je parle de la poésie...

" Les premiers venus entrent de plain-pied dans un chef-d'oeuvre, et, depuis qu'il y a des poètes, il n'a pas été inventé, pour l'écartement des importuns, une langue immaculée, des formules hiératiques dont l'étude aride aveugle le profane..."

S. Mallarmé, L'Artiste, 1862


Continuons par un autre, et de préférence, un qui soit aux antipodes du premier*:

"Beuveurs tresillustres & vous Verolez tresprecieux (car à vous non à aultres sont dediez mes escriptz) Alcibiades en un dialoge de Platon, intitulé Le banquet, louant son precepteur Socrates sans controverse prince des philosophes : entre aultres paroles le dict estre semblable es Silènes. Silènes estoyent iadis petites boites telles que voyons de present es bouticqs des apothecaires, pinctes au dessus de figures ioyeuses et frivoles, comme de Harpies, Satyres, oysons bridez, lievres cornuz, canes bastées, boucqs volans, cerfz limonniers, & aultres telles pinctures contrefaictes à plaisir pour exciter le monde à rire. Quel fut Silène maistre du bon Bacchus. Mais au dedans l’on reservoit les fines drogues, comme Baulme, Ambre gris, Amomon, Musc, zivette, pierreries, et aultres choses precieuses. 

François Rabelais, Gargantua, Prologue*.

Aux antipodes... c'est discutable. En apparence, le premier, Mallarmé, héritier du courant précieux, de la culture du subtil, et le second, Rabelais, dans la tradition de la gauloiserie, de la verve, du comique énorme... les deux se retrouvent pourtant dans l'érudition, l'érudition extrême, et finalement, sur le point précis qui nous occupe: 

pourquoi voiler?

Voilement, dévoilement: le voile est fait pour être ôté. Paradoxalement, le voile permet l'accès à la Vérité. L'opération de décryptage, et l'effort que cela suppose, fait partie de la pédagogie même. 

Le voile dissimule et révèle: il pousse celui qui veut être initié à accomplir l'opération de déchiffrement. Le chiffrement est ainsi une façon d'ornement. Pourquoi parler en paraboles, en effet ? 

La pédagogie, toute christique, de la parabole est elle aussi paradoxale: aussi la parabole est-elle un moyen d'accès facilité au mystère - par l'usage d'images familières (la graine, la vigne, le semeur, ...) on donne accès au non-familier (le projet de Dieu, l'identité de Dieu, ...), qui, pourtant, possède également une fonction de verrouillage: les disciples eux-mêmes ne comprennent pas, le Christ lui-même prend le temps de les expliquer, parfois, signe que leur compréhension ne va pas de soi ; et il dit bien: "qui a des oreilles pour entendre, entende!" : c'est bien qu'il y a des initiés et des non-initiés.

Pourquoi crypter, donc ? Pourquoi ne pas recourir à un langage simple et explicatif? Considérons tout de même que tout est crypté, que tout nécessite décryptage: le langage lui-même n'est-il pas un code, un code servant à exprimer la pensée? Toute lecture est un décryptage. Mais quand on lit Mallarmé ci-dessus, on voit bien qu'il y a une sorte de cryptage forcé, marqueur de la préciosité, de l'hermétisme, à l'encontre d'un autre courant, impérieux, de notre littérature, le classicisme: "ce qui se conçoit bien s'énonce clairement".

Réponse possible : l'effort de déchiffrement donne du prix à la vérité chiffrée. La poésie devient donc un langage d'initié, réservé aux initiés. Le goût du secret, c'est l'exclusion du profane ; c'est le langage du groupe fermé, le mot de passe qui exclut et inclut, cela donne de la rareté, donc de la valeur. Vulgariser affadit, c'est donner de la fausse-monnaie (cf. Gide, Les Faux-monnayeurs).

Il y a bien un obstacle, et je reste avec Mallarmé, dont on a dit: "Il ne faut pas gémir de ce que M. Mallarmé nous trace des pages obscures; mais il faut déplorer que ces obscurités, une fois pénétrées, ne montrent rien qui vaille notre dérangement..." (Charles Maurras, 1897). La critique touche juste... c'est le Roi Nu du conte: celui-ci porte des habits fastueux, et les tailleurs malhonnêtes lui font un habit invisible... tellement subtil qu'il en est invisible? Tous s'extasient sur le vêtement qui n'existe pas, sauf le naïf enfant, dont la parole ("le roi est nu") libère tout le monde. Ces précieux, ces verrouilleurs, qui ferment la porte au non-initié, ne dissimulent-ils pas, dans leurs temples ésotériques, un vide?  il y a dans la préciosité extrême un désespoir, peut-être, consécutif à un aveu d'impuissance.

Cherchons une autre solution. Le langage secret n'est pas exempt de beauté, bien au contraire. En poésie, cela correspond à une recherche de musicalité, dans l'association des mots et des formules, qui la rapproche immanquablement de catégories issues du domaine religieux ou magique: la litanie, l'incantation. Le chant enchantement: la parole poétique envoûte. 

Ainsi est établi un lien entre mystère, parole poétique, langage chiffré. La parole explicatrice, révélatrice, vulgarisatrice, ne fait pas entrer le profane, il abaisse plutôt les vérités jusqu'à son niveau. C'est une erreur d'appréciation: l'abaissement des vérités les immerge dans l'indistinct, dans la vague banalité, les démonétise.**

Étrange beauté : pourquoi l'embellissement, l'ornement, devrait-il susciter un chiffrement? Il n'y a pourtant rien de plus familier que la beauté, rien de plus sensible: sens, émotions, mémoire : la beauté est par nature physique, donc accessible par le corps, non par l'esprit. La beauté se trouve dans la nature, non dans une élaboration mentale: c'est notre corps même qui entre en relation avec le sublime d'un paysage. Et par ce truchement physique, l'esprit accède aux plus élevés mystères (en fait, ceux de l'existence même). Ainsi, l'Art est d'imiter la nature: le plaisir des sens en émerge, harmonie et concordance, équilibre (des formes, des couleurs, des sons...) qui rappelle l'équilibre universel, l'ordre des choses, en grec le cosmos. Ce qu'il a de plus précieux, c'est-à-dire ses moyens d'accès au mystère, l'homme l'orne de ce qu'il a de plus beau: poème, art, musique. Tel est le sens de l'ornement. L'Art n'est que décoration. En imitant la Nature, qui est en soi l'enveloppe matérielle d'un mystère invisible, l'Art est la manière qu'utilise l'homme pour s'approprier l'existence, et apprivoiser son angoisse.

Le mystère est indicible ; l'Art est de rendre dicible le mystère ; plus l'art est complexe et subtil, plus il enrobe un grand mystère. 

Magister


Odilon Redon, Fleurs étranges, 1910. Paris, Musée d'Orsay

* le texte est fameux, mais mérite peut-être, en dépit de l'objet même de cet article, un bref commentaire: Rabelais, dans le prologue de Gargantua, placé par là même au début des cinq livres, offre une clé de lecture de l'ensemble de son oeuvre: Alcibiade compare Socrate aux Silènes. Les Silènes sont des statuettes aux formes extravagantes et fantaisistes ; mais elles contiennent des remèdes précieux. Ainsi Socrate, sous un aspect grotesque, possède à l'intérieur de lui une sagesse divine ; ainsi l'oeuvre de Rabelais, sous une forme comique, recèle une leçon sérieuse. Mais seul celui qui voudra bien briser l'os, comme le chien, pourra sucer la "substantifique moelle" de l'oeuvre.

** et c'est vrai aussi en liturgie. La liturgie sans beauté fait fuir. On ne retracera pas ici l'histoire d'un naufrage trop connu ; on en résumera le phénomène en une phrase: en voulant faire pauvre, on a voulu faire simple, et finalement on a fait ni l'un, ni l'autre, mais plutôt terne, médiocre, banal & insipide.

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