décodage de texte: une lettre de Manon

L’Histoire du chevalier des Grieux et de Manon Lescaut (1731 ; 1753) est le récit, par l'abbé Prévost, de la déchéance d’un garçon de bonne famille épris d’une fille d’un niveau social inférieur, frivole et infidèle ; le lectorat, contemporain et postérieur, raccourcira le titre de l’oeuvre malgré celui que lui attribua l’auteur, et elle est aujourd’hui connue sous le nom de Manon Lescaut, abrègement commode, mais aussi significatif: de deux personnages éponymes, il n’en reste qu’un seul. Et ce ne sera pas des Grieux, qui pourtant est le personnage central, le narrateur de sa propre vie, celui par la vision duquel l’histoire commence, qui se clôturera sur ses derniers mots, et dont aucun détail de la psychologie ne sera passé sous silence . Qu’a Manon de plus que lui, pour avoir autant intéressé les lecteurs au point de lui faire occuper toute la place ? La réponse est qu’elle a plutôt moins. Perçue à travers le regard de son amant, il s’agit d’un personnage que nous connaissons de l’extérieur. Connue seulement à travers le prisme subjectif et partial de des Grieux, on s’est plu à échafauder des hypothèses sur sa personnalité : rouée ou amoureuse sincère ? Femme fatale ou jeune fille frivole ? Grande perverse ou petite sotte ? Victime d’une société corrompue ou corruptrice elle-même? La dispute n’est pas tranchée, et a pour vocation à rester ouverte : voilà une clé de compréhension de ce qui fait d’un livre un « classique ». 


Quelques passages, épars dans le fil du récit, comme semés là par l’auteur pour laisser quelques indices au lecteur-enquêteur, nous laissent néanmoins entrapercevoir sa personnalité de manière directe, c’est-à-dire sans passer par le détour des mots de des Grieux qui suivent la pente permanente de l’excuse et de l’amoindrissement des fautes. Dans le passage que nous avons choisi d’exposer à l’intérêt du lecteur, l’objet central est une lettre, un mot explicatif que Manon laisse à des Grieux, suite à une soudaine disparition :  voilà un document où l’on peut enfin « entendre » Manon de manière directe ; voilà une pièce à conviction.
Quelques mots de mise en contexte: des Grieux s’est enrichi insolemment en devenant un tricheur ; mais Les deux amants ont été détroussés par leurs deux valets. Des Grieux tente une démarche auprès du lieutenant de police ; Manon et son frère Lescaut profitent de son absence momentanée pour disparaître de l’appartement qu’ils habitent dans un but inconnu.

Quoiqu’une telle partie faite avec Lescaut me parût mystérieuse, je me fis violence pour suspendre mes soupçons. Je laissai couler quelques heures, que je passai à lire. Enfin, n’étant plus le maître de mon inquiétude, je me promenai à grands pas dans nos appartements. J’aperçus dans celui de Manon une lettre cachetée qui était sur sa table. L’adresse était à moi, et l’écriture de sa main. Je l’ouvris avec un frisson mortel ; elle était dans ces termes :


Le narrateur-personnage et son lecteur sont ici en position d’attente. La formule « quoiqu’une telle partie faite avec Lescaut me parût mystérieuse » indique le soupçon confus de des Grieux, qui va tout mettre en œuvre pour le nier… et a bien sûr pour fonction narrative de laisser présager une surprise ou un malheur inévitable. Le personnage de Des Grieux est guidé par trois mouvements : le déni (« je me fis violence pour suspendre mes soupçons »), l’inertie (« je laissai couler quelques heures »), et finalement la passivité (« n’étant plus maître de mon inquiétude ») : ce n’est pas lui qui va prendre la décision de chercher la lettre, ce sont ses émotions qui dictent son comportement.


On peut être surpris par le fait que Des Grieux ne trouve la lettre qu’au bout de plusieurs heures passées dans le même lieu clos, comme s’il avait voulu s’empêcher de la trouver. Cela entre en écho avec le déni de réalité dont nous parlions plus haut. Et cela en dit long sur la relation de Des Grieux à Manon : comme nous le soulignions, il s’efforce toujours d’atténuer, voire nier, ce qui peut ternir l’image de celle-ci, malgré l’évidence.
 

« Je te jure, mon cher chevalier, que tu es l’idole de mon cœur, et qu’il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime ; mais ne vois-tu pas, ma pauvre chère âme, que, dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité ? Crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain ? La faim me causerait quelque méprise fatale : je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour. Je t’adore, compte là-dessus ; mais laisse-moi pour quelque temps le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. Mon frère t’apprendra des nouvelles de ta Manon ; il te dira qu’elle a pleuré de la nécessité de te quitter. »
 

Nous voilà enfin au coeur du sujet. Cette lettre constitue l’un des rares passages où la « voix » de Manon se fait entendre directement, sans être transformée par Des Grieux ; et l’on notera d’emblée que Prévost prend soin de donner à ses paroles un style particulier, qui n’est pas le même que celui qu’emploie Des Grieux, et qui laisse transparaître les origines sociales de Manon, et éventuellement sa personnalité. En deux mots, ce billet révèle la vulgarité de Manon, et sa conception particulière de l’amour.


Manon n’a pas le style « artiste » de des Grieux, ce style travaillé et sensible, marqueur du langage littéraire du XVIIIe siècle ; ou alors il le rappelle, mais sur mode inférieur, d’abord en portant le marqueur de ce qu’il faut bien appeler des lieux communs du langage amoureux : « idole de mon coeur »,  « il n’y a que toi au monde que je puisse aimer de la façon dont je t’aime », « ma pauvre chère âme », « je t’adore », clichés de littérature à l’eau de rose, et il y a pire : « La faim me causerait quelque méprise fatale : je rendrais quelque jour le dernier soupir en croyant en pousser un d’amour » : Voilà une boutade grossière qu’on n’imaginerait pas sortir de la bouche de son amant, de même que le « Malheur à qui va tomber dans mes filets ! » Ce style vulgaire fait écho à la vulgarité des besoins : l’importance qu’elle accorde à des réalités triviales signe le fait qu’elle est dénuée de l’élévation de Des Grieux. La parole « crois-tu qu’on puisse être bien tendre lorsqu’on manque de pain » est une altération de la vérité : ils ne sont pas en danger de mourir de faim, mais en danger de ne plus pouvoir mener le même train de vie (fait de jeux & de divertissements coûteux). Cela vient confirmer ce que Des Grieux juge de Manon, à savoir qu’elle aime les plaisirs et que les plaisirs coûtent de l’argent. Dans l’expression « riche et heureux », l’association de ces deux adjectifs montre assez bien que Manon associe le bonheur à l’argent – Manon a des ambitions bourgeoises, des Grieux aristocrates. 


Si cette lettre nous donne des informations sur l’extraction, les besoins et l’horizon d’attente de Manon, elle nous permet également d’en apprendre sur sa « morale » et sa conception inhabituelle de l’amour. Manon ne dit pas directement ce qu’elle compte faire pour gagner de l’argent. Des formules nous l’indiquent néanmoins : « dans l’état où nous sommes réduits, c’est une sotte vertu que la fidélité » ; « mais laisse-moi pour quelque temps le ménagement de notre fortune. Malheur à qui va tomber dans mes filets ! je travaille pour rendre mon chevalier riche et heureux. » Ces périphrases nous permettent de comprendre qu’elle lui propose de rapporter de l’argent en séduisant des hommes (ce qui s’appelle la prostitution) et réserve à Des Grieux la fonction d’amant préféré, celui de plusieurs amants qui n’est pas obligé de payer pour obtenir les faveurs de sa maîtresse, en bon français, un greluchon. Notons au passage que la figure de Lescaut, le frère de Manon, plane au-dessus de ce passage. Déjà évoqué au début, il réapparaît dans la fin de la lettre, comme étant le personnage apte à  renseigner Des Grieux. Ici aussi le rôle attribué à Lescaut n’est pas explicite, mais clair néanmoins : il remplit le rôle du proxénète de sa propre sœur. 


Je demeurai, après cette lecture, dans un état qui me serait difficile à décrire ; car j’ignore encore aujourd’hui par quelle espèce de sentiments je fus alors agité. Ce fut une de ces situations uniques, auxquelles on n’a rien éprouvé qui soit semblable : on ne saurait les expliquer aux autres, parce qu’ils n’en ont pas l’idée ; et l’on a peine à se les bien démêler à soi-même, parce qu’étant seules de leur espèce, cela ne se lie à rien dans la mémoire, et ne peut même être rapproché d’aucun sentiment connu. Cependant, de quelque nature que fussent les miens, il est certain qu’il devait y entrer de la douleur, du dépit, de la jalousie et de la honte. Heureux, s’il n’y fût pas entré encore plus d’amour !

 
Le langage, la réaction émotionnelle de des Grieux fait contraste avec la légèreté, la frivolité et la vulgarité de Manon. Ce contraste est presque comique à certains égards. Des Grieux insiste longuement sur le caractère exceptionnel de son sentiment ; hors du commun, il en note le caractère indicible (« difficile à décrire », « j’ignore encore aujourd’hui par quelle espèce de sentiments... »), insiste sur les efforts surhumains que coûtent leur définition (« on ne saurait les expliquer aux autres », « l’on a peine à se les bien démêler soi-même »), souligne son caractère unique(« une de ces situations uniques »). Plongé dans l’inconnu, face à un sentiment opaque, des Grieux jouit néanmoins du privilège d’être un être exceptionnel par sa capacité à éprouver des sentiments extraordinaires, ce qui le distingue du commun des hommes. Cet aspect des choses est important pour comprendre le personnage de des Grieux. En effet, celui-ci est caractérisé par l’aristocratie du coeur – c’est du moins un apanage qu’il s’attribue à lui-même. Certes, il perd tout ce qui fait la noblesse du statut : sa famille, sa carrière (militaire ou ecclésiastique), sa réputation ; mais il est pourvu d’une noblesse de coeur, plus importante que son statut social. Il se fait d’ailleurs, en plusieurs endroits du texte, l’apologète d’une conception de l’amour rachetant toutes les turpitudes. L’amour valeur absolue : conception ancienne qui puise ses racines dans certaines œuvres du Moyen-Âge : on pense à la littérature « courtoise » et à certaines de ses œuvres qui glorifient l’adultère. Mais tout de même ! ces affirmations d’une aristocratie du sentiment se retrouvent néanmoins confrontées à la vulgarité de sentiment de Manon ; ce contraste a bien quelque chose d’ironique : si un Tristan, ou un Lancelot, se dédiaient à leur Dame, c’est qu’elle était de nature supérieure ; ici Prévost franchit un cap : des Grieux opte pour une inférieure, il s’abaisse, même son avilissement même est lavé par le sentiment.
 

Concluons. A la richesse de sentiments de des Grieux s’oppose la frivolité de Manon ; mais puisqu’une aura de mystère nimbe le personnage de Manon, le lectorat postérieur retiendra surtout ce personnage et se livrera à des interprétations variées sur son compte ; il deviendra le personnage principal, sinon dans le fil narratif, du moins dans le coeur des lecteurs. Deux opinions se contredisent sur son cas : est-ce une « catin » comme l’a écrit Montesquieu ? Ou une figure de femme fatale, comme l’a suggéré Musset : « Manon ! sphinx étonnant, véritable sirène, / Cœur trois fois féminin, Cléopâtre en paniers ! ». Mystérieuse, Manon ? On l’aura compris, la lecture de cet extrait me font pencher pour la solution de Montesquieu. C’est une fille superficielle et dépourvue d’hauteur de vue ; peut-être est-ce cette absence de profondeur même qui en devient mystérieuse par sa capacité à causer un malheur tragique.




 

Jean-Honoré Fragonard, Les Hasards heureux de l'escarpolette, 1767

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