Commentaire de Manon Lescaut de l'abbé Prévost : ravages de la passion et misères du désir.
Je goûtai tellement cette idée que, lorsque je me trouvai seul, je ne m'occupai plus d'autre chose. Je me rappelai les discours de M. I'Évêque d'Amiens, qui m'avait donné le même conseil, et les présages heureux qu'il avait formés en ma faveur, s'il m'arrivait d'embrasser ce parti. La piété se mêla aussi dans mes considérations. Je mènerai une vie sage et chrétienne, disais-je ; je m'occuperai de l'étude et de la religion, qui ne me permettront point de penser aux dangereux plaisirs de l'amour. Je mépriserai ce que le commun des hommes admire, et comme je sens assez que mon cœur ne désirera que ce qu'il estime, j'aurai aussi peu d'inquiétudes que de désirs. Je formai là-dessus, d'avance, un système de vie paisible et solitaire. J'y faisais entrer une maison écartée, avec un petit bois et un ruisseau d'eau douce au bout du jardin, une bibliothèque composée de livres choisis ; un petit nombre d'amis vertueux et de bon sens, une table propre, mais frugale et modérée. J'y joignais un commerce de lettres avec un ami qui ferait son séjour à Paris, et qui m'informerait des nouvelles publiques, moins pour satisfaire ma curiosité que pour me faire un divertissement des folles agitations des hommes. Ne serai-je pas heureux ? ajoutais-je ; toutes mes prétentions ne seront-elles point remplies ? Il est certain que ce projet flattait extrêmement mes inclinations. Mais, à la fin d'un si sage arrangement, je sentais que mon cœur attendait encore quelque chose, et que, pour n'avoir rien à désirer dans la plus charmante solitude, il y fallait être avec Manon."
L'abbé Prévost, Manon Lescaut, première partie
Cette description d'un idéal de vie médiocre, simple, sobre et se contentant de peu, délivré des "inquiétudes" et des "désirs", rassemble en lui les traits du genre de l'utopie: imparfait descriptif du temps suspendu; description d'un état hors du temps, hors du désir, hors des aléas et vicissitudes; stabilité dans le temps qui se double d'une stabilité dans l'espace, c'est-à-dire dans l'isolement d' "une maison écartée" (l'isolement étant l'un des marqueurs de l'utopie: situation insulaire chez More, murs de Thélème chez Rabelais, etc.) et, dernier marqueur de l'utopie, un soupçon d'orgueil (les purs sont souvent les durs), que l'on décèle dans la formule "je mépriserai ce que le commun des hommes admire", et dans l'idée de la correspondance avec l'ami "qui ferait son séjour à Paris", et qui informerait le héros des "nouvelles publiques" pour "faire un divertissement des folles agitations des hommes".
Or cette utopie qui se veut chrétienne l'est finalement très peu. C'est là l'erreur de des Grieux, peut-être de Prévost lui-même - si, comme le font certains commentateurs, il faut voir dans le héros de Manon un miroir de l'expérience vécue de l'auteur. Loin d'être une vie chrétienne, c'est une vie épicurienne, en réalité, à la manière d'Horace, qui est décrite ici.
Ni l'ivoire, ni les plafonds dorés ne brillent dans ma maison ; des architraves en marbre de l'Hymette n'y reposent pas sur des colonnes de marbre taillées au fond de l'Afrique ; je ne suis pas, héritier inconnu d'Attale, devenu le propriétaire de son palais ; des clientes de bonne famille ne tissent pas pour moi des vêtements teints en pourpre de Laconie. Mais je suis honnête ; la veine de mon esprit est généreuse ; je suis pauvre, et le riche me recherche. Je ne demande rien de plus aux dieux, et je ne sollicite pas autre chose de mon puissant ami : je suis assez riche avec ma terre de Sabine.*
Horace, Odes, II, 18, v. 1-14, traduction F. Richard
L'idéal horatien était depuis longtemps, à l'époque de Prévost, devenu un lieu commun de la littérature. On songe à La Fontaine (Fables, second recueil, XI, 4):
Si j'osais ajouter au mot de l'interprète,
J'inspirerais ici l'amour de la retraite :
Elle offre à ses amants des biens sans embarras,
Biens purs, présents du Ciel, qui naissent sous les pas.
Solitude où je trouve une douceur secrète,
Lieux que j'aimai toujours, ne pourrai-je jamais,
Loin du monde et du bruit, goûter l'ombre et le frais ?
et les deux derniers vers:
Quand le moment viendra d'aller trouver les morts,
J'aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords.
ou encore à Rousseau, plus proche de notre auteur, faisant, à la fin du livre I des Confessions, le tableau de ce qu'aurait pu être sa vie:
Avant de m’abandonner à la fatalité de ma destinée, qu’on me permette de tourner un moment les yeux sur celle qui m’attendait naturellement, si j’étais tombé dans les mains d’un meilleur maître. Rien n’était plus convenable à mon humeur, ni plus propre à me rendre heureux, que l’état tranquille et obscur d’un bon artisan, dans certaines classes surtout, telle qu’est à Genève celle des graveurs. Cet état, assez lucratif pour donner une subsistance aisée, et pas assez pour mener à la fortune, eût borné mon ambition pour le reste de mes jours ; et me laissant un loisir honnête pour cultiver des goûts modérés, il m’eût contenu dans ma sphère sans m’offrir aucun moyen d’en sortir. (...) J’aurais passé dans le sein de ma religion, de ma patrie, de ma famille et de mes amis, une vie paisible et douce, telle qu’il la fallait à mon caractère, dans l’uniformité d’un travail de mon goût et d’une société selon mon cœur. J’aurais été bon chrétien, bon citoyen, bon père de famille, bon ami, bon ouvrier, bon homme en toute chose. J’aurais aimé mon état, je l’aurais honoré peut-être ; et, après avoir passé une vie obscure et simple, mais égale et douce, je serais mort paisiblement dans le sein des miens. Bientôt oublié sans doute, j’aurais été regretté du moins aussi longtemps qu’on se serait souvenu de moi.
Au lieu de cela… Quel tableau vais-je faire ? Ah ! n’anticipons point sur les misères de ma vie ; je n’occuperai que trop mes lecteurs de ce triste sujet.
Jean-Jacques Rousseau, Confessions, Livre I (dernières lignes)
On retrouve chez tous ces auteurs la même idée d'une vie douce et tranquille, bornée, ni riche ni pauvre, sans ambition & sans souci, dont le maître mot est la modération, s'achevant par une mort paisible sans souci ni remords ; notons que chez La Fontaine, comme chez Rousseau et Prévost, cet état est un état virtuel. C'est que ce lieu commun est aussi une idée fausse: le renoncement au désir est une discipline surhumaine.
Considérons donc l'idéal de vie de des Grieux pour ce qu'il veut être, à savoir, un état ecclésiastique: comme nous venons de le dire, ce tableau chrétien n'a rien de chrétien. L'état chrétien est un état de désir, en réalité, non pas d'absence de désir ; le malentendu tire son origine de l'influence des sagesses antiques, qui croient trouver dans l'absence de désir le souverain bien (et c'est bien le cas de l'épicurisme, en particulier) ; les apparences seules peuvent rapprocher ces sagesses de "l'état chrétien" ; l'état chrétien substitue un désir par un autre ; en l'occurrence le désir toujours inassouvi, provocateur de frustration, des choses terrestres est remplacé par le désir des choses célestes, seul qui puisse assouvir la soif d'absolu. Ce désir de Dieu, c'est l'état du mystique, c'est l'état de l'orant, et il est significativement absent du passage que nous lisons. Oublieux que la situation du chrétien est un état de fol abandon, d'amour fou de Dieu, le tableau de la vie simple & sobre devient morne, et à la fin un autre désir fait son retour, immanquablement: le seul qu'il connût, celui de Manon.
Sans cesse souhaité, et sans cesse décevant, la vie simple & sobre, reste un fantasme littéraire. Si c'est cela qui doit constituer la religion, celle-ci revêt le caractère d'une austérité bien morne, finalement propre à donner raison à ceux qui interprètent Manon Lescaut comme nous l'expliquions plus haut: une œuvre libertine qui fait de la religion une contrainte.
Ces appels de la Providence restent, tragiquement, sans réponse, car la religion présente ici le visage austère de la vertu, inévitablement décourageant, visage qui n'est que le masque de la religion, en vérité, la religion sans la foi, la vertu sans la joie, l'amen sans l'alléluia. C'est le destin de des Grieux, peut-être celui de Prévost, de demeurer dans cette vision incomplète.
Ainsi, Manon Lescaut se présente comme édifiante: c'est une œuvre qui instruit le lecteur au sujet des ravages de la passion ; ceux-ci sont mis en relief par les échappatoires qui sont offerts au héros, mais ces derniers prennent le visage morne, glacé et grisâtre d'une vertu sans amour, ou, comme nous l'avons lu dans notre passage, d'une sagesse fantasmée, virtuelle, d'une utopie sans autre consistance que littéraire: la religion telle qu'elle n'est pas, ou ne doit pas être, si l'on préfère ; soit que des Grieux ne veuille pas aller au-delà, soit qu'il ne le puisse pas.
MAGISTER
* version originale, pour les amateurs:
Non ebur neque aureum
mea renidet in domo lacunar,
non trabes Hymettiae
premunt columnas ultima recisas
Africa, neque Attali
ignotus heres regiam occupavi,
nec Laconicas mihi
trahunt honestae purpuras clientae.
At fides et ingeni
benigna vena est pauperemque dives
me petit ; nihil supra
deos lacesso nec potentem amicum
largiora flagito,
satis beatus unicis Sabinis.
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