Les saboteurs

 Feuilleter ce qui s'écrivait il y a quarante ans sur l'Eglise ... 

1985, 2000 ans de christianisme, tome 1, p. 94. Renée Massip, femme de lettres française, écrivit:

"Il est trop évident que vivre la vie que nous vivons en ayant au cœur les paroles du Sermon sur la Montagne, cause un déchirement qu'il est dur de supporter avec patience. Je disais un jour à un catholique, fervent de Lourdes, qui attendait de moi des consolations, car j'y allais chaque année comme soignante, que l'esprit qui régnait aujourd'hui à Lourdes - et je m'en réjouissais - avait changé. Lourdes devenait le lieu d'amour, de rencontres, de fraternité, que j'avais toujours souhaité qu'il fût. On n'y recevait plus "l'ordre" de se confesser, de recevoir l'Eucharistie, d'aller à la piscine, mais le sens des sacrements, y compris celui des malades, était expliqué à tous. Les recevait qui voulait. Lourdes se désacralisait au profit de l'esprit de fraternité. Mon interlocuteur me dit alors: "Si c'est ainsi, je n'irai plus". Cette réflexion m'a fait penser qu'il y a encore beaucoup de chemin à parcourir."

"Si le cinquième volume du "Journal" de Jacques de Bourbon-Busset avait déjà paru en ce temps-là, j'eusse lu à mon interlocuteur ces quelques lignes que je viens d'y découvrir avec délices: "Jésus est devant nous, non derrière. C'est un éclaireur, non un traînard. L'Eglise le sait, mais parle et agit comme si elle ne le savait pas. Elle est tirée en arrière par la lourde carriole cléricale qu'elle voudrait repeindre au goût du jour, alors qu'il faudrait l'abandonner dans le fossé. L'Eglise osera-t-elle être le lieu de la liberté de l'Esprit?"

Toute une époque, toute une pensée sont contenues dans ces quelques lignes, dans cette anecdote significative. Il est délicat de devoir critiquer ce texte de Renée Massip, tant la noblesse de ses intentions est patente, et l'authenticité d'une foi vécue transparaît. La vérité l'exige pourtant.

La critique de Renée Massip reprend les séculaires arguments, que nous retrouvons à toutes les époques: Evangile versus Institution. Prenez Gargantua de Rabelais, vous ne trouvez pas autre chose: sincérité de la foi individuelle ("en ayant au coeur les paroles du Sermon sur la Montagne" comme l'écrit R. Massip), critique "impatiente" de la pratique sclérosée, des dévotions superstitieuses, etc. Depuis le XVIe siècle (et avant, bien entendu), rien de neuf.

Difficile de critiquer les formules descriptives du nouvel "esprit qui régnait aujourd'hui à Lourdes": devenu "lieu d'amour, de rencontres, de fraternité", si ce n'est que l'on peut se demander ce que cela, concrètement, signifie. Derrière la séduction des mots, de quelle réalité parle-t-on? Lisons avec attention. La suite nous éclaire un peu, grâce à la figure d'antithèse, du présent contre le passé, qu'installe Massip. Au passé: "l'ordre" de se confesser, de recevoir l'Eucharistie, d'aller à la piscine. Au présent: "le sens des sacrements était expliqué à tous". Ainsi donc, le Sacrement, par lequel le Christ se donne aux hommes, la Réconciliation, l'Eucharistie, semblent, en mots du moins, valoir moins que leur explication. Nous avons parlé il y a peu de cette étrange frénésie de l'explication qui, curieusement, dans la tête de certains, serait le marqueur de la fraternité.

Effet de son propos, que Renée Massip expose ingénument, son interlocuteur lui rétorque "si c'est ainsi, je n'irai plus". Cet interlocuteur, à qui le mécanisme du texte octroie le mauvais rôle, celui du ronchon borné un brin ridicule, nous le lirons comme la réelle victime. Car il n'y est plus allé, effectivement: et avec lui, des millions d'autres. C'est le constat - accablant - que l'on connaît: écoles catholiques déchristianisées, défection dans les rangs du clergé, vie religieuse dégradée, forte baisse du nombre des conversions, baisse drastique de l'assistance à la messe dominicale, baisse du nombre de vocation, théologiens en posture de défi à l'égard du Magistère, etc. 

On voit dans ce petit drame, en fait, la tragiquement banale posture d'une élite, munie des meilleures intentions, voulant et imposant son idéal à un peuple de simples gens, qu'elle ne comprend pas, dont elle ne comprend pas l'incapacité à adhérer à son tour aux lumières pourtant évidentes de son idéal, et par là le considère avec un mépris discret.* Une élite? Renée Massip, ancienne élève d'un lycée de jeunes filles de Versailles, licenciée ès lettres, journaliste au Figaro, au Figaro Littéraire, lauréate de plusieurs prix littéraires** et lectrice, apparemment, de l'académicien Bourbon-Busset. Et ce peuple de simples gens? Ne peut-on comprendre que le fameux "ordre" (de se confesser, de recevoir l'Eucharistie), qu'elle voit disparaître avec satisfaction, correspondait à une certaine discipline, aimée et cherchée par des âmes qui n'étaient peut-être pas des âmes d'élite, mais qui avaient sincèrement besoin qu'on les aide dans leur vie religieuse. Il ne s'agit pas d'idéaliser un état antérieur qui avait certainement de mauvais côtés, mais de mettre des mots exacts sur ce qui est réellement arrivé: le désir d'une élite imposé à la totalité, malgré elle ; une conception idéalisée de l'humanité, non conforme à la réalité***; le sabotage, sous prétexte du constat de ses déficiences, de l'édifice entier.

L'on dira que nous sommes injustes avec l'écrivain de ces lignes, que l'on ne peut résumer sa pensée à ces quelques lignes glanées dans le monumental document 2000 ans de christianisme. Mais il s'agit d'un écrivain, justement, d'une femme de lettres chevronnée, qui sait choisir ses mots, et dans un sujet aussi intime et essentiel que la Foi nous pouvons prendre au sérieux, comme mûrement pesée, chacune de ses affirmations. Quant à la citation de Bourbon-Busset, c'est le même charme de la littérature qui opère: on aime l'usage de la métaphore d'une Eglise suivant un Christ éclaireur, mais tirée en arrière par une "lourde carriole cléricale" "qu'il faudrait abandonner dans le fossé". Ces littérateurs ont beau jeu de résumer en images frappantes une réalité complexe. Mais quand le moment est venu de passer aux décisions concrètes, que se passe-t-il? Ou bien, considérant la complexité du réel, ces métaphores s'avèrent fausses, ou bien, prenant la métaphore au pied de la lettre, on fait fi de la complexité du réel et on soumet ce dernier au lit de Procuste des "systèmes".

MAGISTER


* "Oui, le peuple ! Mais il ne faudrait jamais voir sa gueule" Jules Renard, Journal, 8/06/1904

** source: Who's who.

*** une humanité que l'on suppose forcément bonne, et qui manifestera cette bonté une fois qu'on l'aura délivrée de l'obscurité. Enthousiaste, elle courra spontanément vers "l'amour, la rencontre, la fraternité". Et puis l'on s'aperçoit, comme R. Massip, que ce n'est pas le cas, que certaines personnes demandent qu'on leur fasse la miséricorde d'un peu de "discipline". On a oublié la blessure, le péché originel. Entre temps, on a tout bazardé. On voulait une Eglise du Peuple, et l'on a fait fuir ce même Peuple. Pour méditer brièvement sur le Péché Originel, je vous rappelle cette citation de Lanza del Vasto que nous avions retranscrite ici en 2021.


Ippolito Caffi, Eclisse di sole alle Fondamenta Nove (1842) - coll. privée


Commentaires