Enseigner le Beau, enseigner le Bien

On entend dire parfois que notre mission d'éducateur serait d'enseigner à nos élèves la beauté, non la morale. On entend ailleurs que le Beau et le Bon seraient indissociables - ceux-là sont certainement des platoniciens en l'âme. Un troisième camp serait celui de l'éthique contre l'esthétique: il faudrait se méfier du beau, forcément séducteur, et nous détournant du bien.


D’un côté, la position de l’esthète, qui aussi celle d’un certain formalisme, qui s’est enraciné dans nos cours de français depuis les grandes années du structuralisme : le texte littéraire est pris comme un objet ; comme un bel objet s’entend, même si on se retrouve parfois confronté à une certaine froideur dans l’analyse, fondée sur des « champs lexicaux », « schémas actanciels » et autres « incipit ». Nous sommes d'avis que cette approche "techniciste" a fait du mal à l'enseignement de la littérature, mais la démarche esthétique bien pensée est une gageure qui en vaut la peine, car c'est celle de l'éveil de la sensibilité aux belles choses.


De l’autre, la position morale. Cela passe, pour le cours de français, par la mise à l’index de certains auteurs, la valorisation d’autres, selon qu’ils correspondent aux intentions idéologiques ou dogmatiques de l’enseignant, ou de son institution, dans laquelle il s’insère plus ou moins, qu’il s’agisse d’une école catholique, d’une école laïque, ou autre. Dans certaines écoles, par exemple, il est fort question de civisme et de valeurs républicaines. Il m’est arrivé de converser avec un abbé directeur d’école qui, lui, proscrivait certains auteurs et certaines lectures. La différence (outre la différence existant dans les fondements des deux morales évoquées ici) réside dans le fait que celui-ci a parfaitement conscience qu’il fait des choix dictés par la morale ; les professeurs appartenant à la première catégorie – j’ai pu en côtoyer pendant une dizaine d’années – ont bien souvent la particularité de vivre une contradiction qui ne semble pas les gêner, et qui consiste à se défendre de « faire de la morale » dans leurs cours, ce qui selon leur point de vue constituerait un abus de pouvoir, et qui, pourtant, opèrent la plupart du temps des choix d’œuvres dictés par une démarche strictement morale.


Cela dit, on trouve des auteurs édifiants qui sont de bons auteurs ; un professeur qui veut à tout prix inculquer à ses élèves la détestation de la peine de mort aura à sa disposition bon nombre de textes de Hugo, par exemple ; mais que de fois, au collège notamment, opte-t-on pour la médiocrité pourvu qu'elle illustre correctement le précepte que l'on veut véhiculer!*


La troisième voie, que je nommais "platonicienne", ne dissocie pas le beau du bon, et en révèle la parenté. Nous avouons notre sensibilité pour cette vision, toute classique, de l'Homme, être sensible au Vrai, au Bon et au Bien, qui n'oppose pas les trois termes mais en recherche l'unité. Pour méditer la question des rapports entre beau et bon, je vais me taire, et vous inviter à la lecture d'un texte extrait des Devoirs de Cicéron.

  • "Ce n'est pas là un médiocre privilège de sa nature raisonnable que l'homme soit le seul être ayant le sentiment de l'ordre, de la mesure de la convenance dans les actes et les paroles. C'est ainsi que nul autre animal n'est sensible à la beauté des choses visibles, à leur grâce, à la justesse de leurs proportions et, transportant des yeux dans l'âme ce besoin d'harmonie, une nature raisonnable pense qu'il faut s'attacher bien plus encore à maintenir la beauté, la constance, l'ordre dans les desseins et les actes. Ce souci de préserver l'homme de tout manquement aux convenances morales et de toute défaillance exige que, ni dans sa conduite, ni dans ses opinions, il ne s'abandonne même en pensée à l'appétit sensuel. C'est de ces éléments que se compose et résulte cette beauté morale** que nous avons ici en vue; qu'elle ait ou non l'approbation de la multitude, elle n'en est pas moins belle et le vrai bien, ne fût-il loué par personne, n'en est pas moins par nature digne d'éloge."

Cicéron, Des devoirs (M. Tullius Cicero, De Officiis), livre I, chap. 14
trad. C. Appuhn, Paris, Garnier, 1933

Ainsi, la proposition de Cicéron est de considérer l'homme comme seul animal capable de concevoir et contempler l'harmonie des choses sensibles ; et ce sentiment d'harmonie se transportant des yeux à l'âme (ab oculis ad animum transferens écrit-il dans sa langue), l'homme en devient être moral. Ainsi l'éthique est une esthétique, l'acte bon est en fait un acte beau, un acte en harmonie avec les choses : la morale est naturelle.

Nous ne pouvons que trouver séduisante cette conception de l'homme, animal sensible à la beauté des choses et comme assoiffé d'harmonie.

La beauté: l'harmonie entre les parties.***

MAGISTER


* on me demandera ce que j'entends par là ; je me garderai de citer les ouvrages auxquels je pense, pour ne froisser personne et éviter la vaine polémique. Que le lecteur sache seulement que les abus de mauvaise littérature ont été si nombreux à une époque, que l'on a dû changer les programmes de français pour rajouter l'obligation d'étudier des œuvres dites "patrimoniales"... Soulagement pour certains. Catastrophe pour d'autres, consternés d'assister à un tournant "réactionnaire" (réellement entendu en réunion de profs de lettres).

** Le traducteur traduit par "beauté morale" le terme latin "honestum", que l'on pourrait traduire par "l'honnête"... mais Cicéron traduit en fait par honesum le kalon grec, qui veut dire "beau", aussi bien physiquement que moralement.

*** J'ai bien conscience qu'en affirmant cela, ce n'est pas la philosophie "à la papa", mais la philosophie "à la grand-papa" dont je fais l'éloge. Est-ce bien valable, après le marxisme, le freudisme, le surréalisme, l'existentialisme, le structuralisme... Que voulez-vous, à force de lire les auteurs de l'Antiquité (au départ par devoir, au final par goût), on finit par les prendre au sérieux.


Edward Burne-Jones, La Tête funeste (1886-1887), Stuttgart, Staatsgalerie.

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