Il y a deux sortes d'injustice

Sed iniustitiae genera duo sunt, unum eorum, qui inferunt, alterum eorum, qui ab is, quibus infertur, si possunt, non propulsant iniuriam. Nam qui iniuste impetum in quempiam facit aut ira aut aliqua perturbatione incitatus, is quasi manus afferre uidetur socio; qui autem non defendit nec obsistit, si potest, iniuriae, tam est in uitio, quam si parentes aut amicos aut patriam deserat.


Il y a deux sortes d'injustice, celle qui consiste à commettre soi-même une action injuste, et celle qui consiste à ne pas s'opposer, quand on le peut, à l'injustice commise par d'autres. Qui, mû par la colère ou quelque autre passion, s'attaque à autrui, c'est comme s'il portait la main sur la société humaine; qui reste passif en présence de l'injustice et n'y fait pas obstacle, le pouvant, se rend coupable de la même faute que s'il abandonnait ses parents, ses amis ou sa patrie.


Cicéron, De Officiis (Traité des Devoirs), I, 7, 2, Traduction Charles Appuhn, Paris, Garnier, 1933



Prenons au mot le geste humaniste, et puisons une nouvelle fois chez les Anciens. Foin du pessimisme facile, et va pour un optimisme, une foi en l'homme non exempte de lucidité, de ce réalisme chrétien qui permet de le mettre à sa juste place.

La leçon de Cicéron est ici limpide, et pourtant il ne faut cesser de le rappeler : c'est le bien commun qu'il faut viser dans chacun de nos actes ; et un acte qui va dans le sens du bien commun est un acte bon pour nous-mêmes, pour nos proches, et pour la société entière. Si l'un des trois éléments est négligé, l'acte est injuste.

Quel champ d'application? Pour nos lycéens de Saint-Jean, la leçon me semble utile et fructueuse. Certains sont plutôt brillants, et se lancent dans des études, puis une carrière professionnelle, avec talent, goût de l'effort, sérieux, exigence. Mais ils ne le font que pour eux-seuls.

Cicéron nous rappelle ici qu'on ne saurait délaisser la société sans injustice. Ceux de nos jeunes qui refusent de s'engager se disent vraisemblablement qu'ils ne font de tort à personne en ne s'engageant que pour eux-mêmes.

C'est un gâchis de talent.

Ceux qui ont beaucoup reçu ont la responsabilité de beaucoup donner. Et puisqu'il faut le rappeler, à ceux qui ont beaucoup reçu, il sera beaucoup demandé.

La magnanimité. Une vertu vieillie comme le terme, et pourtant c'est bien de cela qu'il s'agit: la grandeur d'âme, ce qui nous pousse à avoir en ligne de mire les grandes choses, et à agir pour les atteindre, avec désintéressement et mépris du danger. Je pense qu'il est grand temps de nommer les choses avec exactitude, sans rester dans le flou, sans se bercer d'illusions ; nous sommes au temps où il faut montrer du doigt, de manière explicite, où est l'en-haut, à l'heure où le déferlement médiatique n'enseigne qu'individualisme, hédonisme, relativisme.

- n'est-ce pas vous qui vous bercez de mots? Cicéron, quand il appelle à l'engagement des jeunes gens de talent, pense à l'accès aux affaires publiques, aux "magistratures" du vieux cursus honorum. Que conseillez-vous à vos jeunes, pour qu'ils soient "magnanimes", comme vous dites?

- Certes, Cicéron se berçait lui-même de mots dans la mesure où son traité Des Devoirs, ample traité de morale, semble rédigé par un auteur surplombant de manière dogmatique les réalités de son temps, qui étaient si lamentables que son propos en paraît complètement déconnecté. Il était proche de la fin et face à la déliquescence de la République n'écrivait plus que pour l'idéal, et pour la postérité. Mais oui, il me semble que nos jeunes aussi peuvent avoir en vue la "politique". D'une part, avoir en vue la part de négativité que peut causer leur activité professionnelle, par exemple les conséquences sur le Bien Commun que peuvent susciter les entreprises dans lesquelles ils souhaitent travailler, et prendre les décisions qui s'imposent ; d'autre part, faire de la politique au sens traditionnel du terme, oui, comme Cicéron l'entendait. Cela pourrait paraître une incongruité à certains, qui ne voient l'activité politique que comme une occasion de fauter. Pourtant, la stratégie de la chaise vide, la désertion, me semble une solution pire encore. Et par politique, il faut entendre, dans un sens élargi, toute activité au service de la communauté. Chacun peut alors considérer, selon ses talents et ses charisme, la place qui lui revient: administration, association, mandat politique, mandat syndical, etc., muni de foi et de droiture, d'une intention bonne et d'humilité.

Nous, éducateurs au lycée Saint Jean, enseignons-nous cet esprit de service, ou confortons-nous nos élèves dans une sorte de modération égoïste? "Puisque je m'occupe de moi-même, je ne fais de mal à personne..." Ne voyons nous pas que c'est là, dans cet adage, le mal de notre temps?

MAGISTER


Bonus (même œuvre, texte français établi par le même traducteur):

Les raisons pour lesquelles, manquant à une règle morale, on néglige de s'opposer à l'injustice sont diverses. On ne veut pas se faire des ennemis, on craint la peine ou la dépense, ou encore c'est la négligence, la paresse, l'apathie, la préoccupation exclusive qu'on a de ses études ou de ses affaires, qui empêchent qu'on ne défende ceux qu'on devrait défendre et qui font qu'on les laisse dans l'abandon. Il faut donc craindre de mériter le reproche adressé par Platon aux philosophes : ils s'appliquent à la recherche de la vérité et, parce qu'ils méprisent et tiennent pour un pur néant les avantages que la plupart des hommes poursuivent avec ardeur et se disputent âprement, ils croient être justes. Ils le sont en ce sens qu'ils s'abstiennent de cette sorte d'injustice qui consiste à nuire aux autres, mais ils tombent dans l'autre sorte puisque, dans leur ardeur d'étudier, ils abandonnent ceux qu'ils devraient protéger. C'est pourquoi Platon pense qu'ils ne consentiront pas à s'occuper de la chose publique s'ils n'y sont pas obligés. Il serait plus conforme à la justice qu'ils le fissent volontairement : la bonne action elle-même, pour mériter le nom de juste, doit être accomplie volontairement.
Il y a des gens qui, soit par souci de leur propre avoir, soit par malveillance pour les hommes, déclarent qu'ils s'occupent de leurs affaires et semblent ne faire de tort à personne ; ils sont exempts de l'une des deux sortes d'injustice mais non de l'autre. Ils se retranchent en effet de la vie sociale, n'y collaborent pas, ne mettent à son service ni leur activité, ni aucune de leurs facultés.



Cicéron dénonce Catilina (détail), fresque de Cesare Maccari (1840-1919), Palais du Sénat, Rome

Commentaires