Quel livre pouvez-vous me conseiller?

"Quel livre pouvez-vous me conseiller?"

Telle est la question qu'on m'a posée, vendredi dernier, à la fin d'un cours de littérature en classe de première. La question est désarmante tant elle est pertinente... à l'excès. Que lire? C'est absolument la question que se pose tout personne tant soit peu cultivée. Je répondrai en quelques mots adressés aux lycéens que cela intéressera.

Il faut choisir

Un point sur la situation actuelle: depuis quelques siècles, une vie ne suffirait plus pour lire tous les ouvrages de l'esprit qui ont été produits par l'humanité. Un Ancien, disons un contemporain de Cicéron, pouvait éventuellement tout lire, ou du moins tout ce que la littérature avait d'important. La culture était brillante mais restreinte à un cercle d'élite ; l'érudit était celui qui avait, au sens strict, tout lu. L'homme cultivé d'aujourd'hui ne peut avoir tout lu, et ne peut l'espérer. Il faut choisir. Je commencerai donc par dire à la jeune fille qui m'a posé cette question: votre vie entière ne suffira pas à tout lire; vos lectures en une vie seront donc en nombre limité ; vous avez donc à opérer un choix.

Assimiler

Trouver n'est rien, le difficile est de s'ajouter ce qu'on trouve. La citation est de Paul Valéry, et nous permet d'aborder un deuxième problème: non seulement il faut choisir, mais il faut également assimiler son choix. Mon autre conseil sera donc d'éviter la boulimie de lecture. Lire beaucoup est un vice. Cela peut sembler paradoxal, tant cette pratique est valorisée. Mais à quoi bon enchaîner les lectures, si c'est pour tout oublier au fur et à mesure? Le "bon" lecteur se constituera, petit à petit, une bibliothèque, sa bibliothèque, constituée de peu de livres, mais de bons livres, qu'il lira et relira, qu'il ruminera, dont il connaîtra des passages par cœur, qu'il portera avec lui: c'est cela, assimiler, c'est cela, se cultiver. Lire, c'est relire.

Comment faire?

Reste la question essentielle: comment la constitue-t-on, cette bibliothèque? Il y a plusieurs manières de choisir: on peut avoir retenu le titre d'un livre dont on a entendu parler de manière élogieuse ; un auteur peut avoir été mentionné devant nous par une personne à laquelle nous faisons confiance. Dans ces deux cas, j'insisterai sur l'importance de la transmission, et sur celle de la personne qui transmet, qui peut être un parent, un professeur, un ami, dans tous les cas une personne pour laquelle nous avons de l'estime, et qui par conséquent fait autorité pour nous. Il y a quelque chose de social dans le jugement que nous portons sur nos œuvres. Mon premier conseil sera donc d'écouter les personnes en qui nous avons confiance pour leur jugement sûr en matière de littérature ; ce peut être des amis... parlez-vous de vos lectures entre amis? cela fait-il partie de vos conversations?

Autre manière: la lecture d'un extrait, voire d'une simple citation d'un auteur, nous marque intellectuellement, frappe notre imagination ; pourquoi ne pas lire le livre d'où est extrait le passage? et si cet auteur nous marque, pourquoi ne pas lire un autre ouvrage de sa main? Je crois aux morceaux choisis, aux anthologies. L'analogie est facile avec la musique. Il est bien difficile, quand on est mélomane débutant, de commencer Wagner par la Tétralogie. On écoutera avec profit des extraits, la montée des dieux au Valhalla, la Chevauchée des Walkyries, les Adieux de Wotan à sa fille... puis, progressivement, on cherchera à en savoir plus et à en écouter davantage. En littérature, le Lagarde & Michard a fait ses preuves, mais il n'est pas le seul. S'initier à la poésie passe également avec facilité par la lecture d'une anthologie. Devenir lecteur confirmé exige un apprentissage, comme le pianiste fait ses gammes. Exemple: faut-il avoir lu L'Odyssée ? Si l'on veut savoir ce qu'est la littérature occidentale, certainement. Mais les dimensions de l'ouvrage peuvent décourager. Je n'en voudrai pas à un lecteur débutant de commencer par les passages les plus importants, les plus révélateurs.

Qu'est-ce qu'un classique?

Il y a dans la notion de "classique" quelque chose d'un peu normatif...  c'est le désir qui est néanmoins sous-entendu dans la question de cette lycéenne. Et on la comprend: elle n'a pas envie de lire n'importe quoi. Impressionnée par l'abondance de l'édition (il lui a suffi d'entrer dans une librairie pour se sentir découragée), elle a besoin de repères. Le classique, aux origines du mot, désigne les auteurs ou les titres autour desquels se forme un consensus général pour affirmer qu'ils méritent d'être lus, pour la beauté de leur style ou pour leur importance dans l'histoire des idées.

N'ayons pas peur des classiques: approchons-les avec simplicité. Avec lenteur aussi & avec plaisir: ne nous dégoûtons pas à cause d'un style très recherché ou de dimensions très amples: lisons peu à peu. Faire son miel d'une ou deux pages d'un bon livre, c'est déjà lire.

La liseuse de Fragonard (1770), détail.


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