Exégèse d'un lieu commun: "tout le monde n'est pas appelé à tout quitter" et "donner un enfant au bon Dieu."

Heinrich Hofmann (1824-1911), Jésus et le jeune homme riche (détail), 1889, Riverside Church, New York

Un jour, enseignant dans un lycée catholique, j'écoutais un religieux, invité à dispenser un enseignement à nos élèves bien-aimés. Au cours de sa conférence, je l'entends dire, à propos de sa vocation: "... mais bien sûr, tout le monde n'est pas appelé à tout quitter pour le Seigneur..." Tiens donc...


Tout quitter.


Je comprends bien ce qu'il a voulu dire: tout le monde ne prononce pas un vœu de célibat, de pauvreté, d'obéissance. Mais la formule! La formule tant de fois entendue, je ne peux plus l'entendre. Car on y décèle deux possibles sous-entendus, également néfastes.

1. Ceux qui ont tout quitté, c'est-à-dire ceux qui ont pris au mot le passage du jeune homme riche: "Va, vends tout ce que tu as, donne-le aux pauvres, puis viens et suis-moi" (Marc 10) seraient-ils l'élite du christianisme? Et nous, pauvres mariés, nous serions la masse des médiocres, des demi-chrétiens ? Je veux préserver de l'orgueil ces religieux et consacrés, et je récuse donc une telle affirmation de toute mon énergie.
2. Et nous autres, qui nous sommes mariés, nous n'aurions donc pas tout quitté? C'est une pensée qui existe, j'en suis sûr, dans bon nombre de caboches catholiques. Le Bon Dieu? Oh oui, il a une place importante dans ma vie. Une place. Non pas toute la place, quand même, faut pas exagérer.

Ainsi donc, certains chrétiens voient les religieux en communautés comme des saints, et s'accommodent volontiers de ne pas en être, eux, des saints ;  ils s'aménagent une place pour Dieu, mais se gardent une place pour eux...

Un collègue me disait l'autre jour, en substance : oh, ces moines, ce doit être des saints; pas comme nous, qui sommes environnés de tentations, etc. Difficile à déraciner, cette vieille superstition selon laquelle le monde serait un lieu où l'on ne peut que pécher ; alors que c'est le lieu où l'on peut - et l'on doit - se sanctifier.

Mais j'en reviens à la place. Si je ne me donne pas tout entier à Jésus, suis-je digne d'être appelé chrétien? Même marié. J'ai de l'argent, une maison, des objets qui m'appartiennent en propre. Cela veut-il dire que j'ai vocation à gaspiller? Non: dans le mariage même je quitte tout, moi-aussi, pour le Seigneur. Mes biens me sont prêtés pour que je les fasse fructifier ; pour le bien de mes proches, et de mon prochain; chaque acte d'achat est motivé par un but supérieur. De même que chaque activité, travail, sport, loisir, éducation des enfants, relation de couple, tout est subordonné à l'Amour du Christ. Sans cela, pas la peine de se dire chrétien.

L'enfant du Bon Dieu.

Une expression a encore cours dans certaines de nos familles catholiques. Une bonne famille catholique de dix enfants doit en donner, au moins, un ou deux au Bon Dieu. Je ne saurais exprimer ma consternation et mon effarement quand j'entends de tels propos. Propos abusifs, qui trahissent le fond d'une pensée, à savoir que, si l'on en donne au Bon Dieu, les autres, on ne les donne pas. Alors à qui sont-ils? A eux-mêmes? J'en ai bien peur.(1)

Le fond ténébreux de la pensée véhiculée par une telle expression, c'est que la vocation sacerdotale, la vocation religieuse, c'est bon pour les autres, c'est un truc d'excentrique - d'une part ; et d'autre part, nous-mêmes, qui n'avons pas cette vocation, nous n'allons tout de même pas avoir l'excentricité de vivre en nous donnant au Bon Dieu, quand même ! C'est à dire: en suivant Jésus, en pensant à lui continuellement! En allant à la messe tous les jours! En faisant oraison dix minutes, une demie heure, une heure par jour! Pensez-vous! J'ai autre chose à faire qu'à me soucier de mon Salut: il y a le dimanche pour ça!

Magister



Note:
(1) Encore que "à eux-mêmes" est une expression mensongère: on croit se posséder, alors que c'est un autre qui nous possède et nous manipule ; et si ce n'est pas Dieu, vous savez qui c'est.

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