Conversation avec le biologiste Edward Farmer : « Ce que parvient à faire une plante est absolument fabuleux »

Plante « mimosa pudica ». Alex Popovkin/Flickr, CC BY
Dominique Bourg vient de faire paraître sur le site de la revue « La Pensée écologique » qu’il dirige un entretien avec Edward Farmer, professeur au département de biologie moléculaire végétale de l’université de Lausanne, autour de ses recherches sur les végétaux. Nous publions un extrait de cette interview à retrouver en intégralité sur le site de La Pensée écologique.

Nous avons très longtemps considéré la vie des plantes comme une forme de vie inférieure, entre le minéral et l’animal, celle d’un état végétatif précisément. Les plantes constituaient le Lumpenproletariat du vivant, celles qui organisent l’interface entre l’organique et l’inorganique, mais dont l’existence serait à l’image de leur fonction d’intermédiation : entre la vie et la non-vie.
Or, depuis au moins une décennie, de multiples travaux ont fini par remiser aux oubliettes de l’histoire cette conception pourtant pluriséculaire. Les plantes vivent, aussi pleinement que nous-mêmes, même si elles déroulent leur existence d’une tout autre manière que la nôtre. Elles ne possèdent pas d’organes vitaux et sont capables de se régénérer, condition à leur survie, elles qui sont condamnées au mouvement sur place, ne pouvant fuir devant leurs prédateurs.
Bien qu’elles ne le fassent pas à notre façon, les plantes n’en respirent, n’en digèrent – même pour certaines de petits mammifères –, n’en deviennent et ne s’en meuvent pas moins sur place, n’en replient ou déplient leurs feuilles, n’en transforment leur milieu et ne s’en adaptent pas moins, et le tout sans organes ad hoc.
Or, pour s’adapter, à l’instar de toute forme de vie, il leur faut sentir et analyser le milieu qui les environne, communiquer, concevoir des stratégies, calculer, leurrer prédateurs ou proies, pour les racines détecter voies de passage, minéraux, eau, etc., dans les sols, là encore sans organes appropriés et spécialisés à la différence des animaux. Les plantes vivent bel et bien, pleinement même.

Une révolution en cours

En conséquence, la révolution en cours de la biologie végétale bouleverse notre conception du vivant et l’idée d’appartenance à un seul et unique phénomène de la vie sur Terre. Nous pouvons désormais nous aussi, avec François d’Assise, dire « nos sœurs les plantes ».
Des succès populaires comme le livre de Wohlleben sur La vie secrète des arbres ou, dans une moindre mesure, celui de Stefano Mancuso et Alessandra Viola sur L’intelligence des plantes, instillent dans l’esprit du public cette révolution silencieuse. Des philosophes sont ainsi encouragés comme Emanuele Coccia – La vie des plantes – à concevoir une ontologie du point de vue des plantes. Renvoyons aussi au livre d’Ernst Zürcher, Les arbres, entre visible et invisible et à celui de Jacques Tassin, Penser comme un arbre.
Remarquons au passage que ces bouleversements théoriques ne feront pas l’affaire des véganes et autres pathocentristes. Si les plantes peuvent exercer toutes sortes de fonctions sans organes appropriés, il n’est pas absurde de s’interroger sur un analogue à la sensation de douleur sans système nerveux. Quoi qu’il en soit, le vivant ne se laisse pas facilement enfermer dans les catégories modernes des pathocentristes. Les liens que les vivants nouent entre eux sont multiples et complexes ; la prédation en fait résolument partie, même si elle n’en constitue qu’une facette.
La révolution épistémique en cours se déroule au moment le plus critique qui soit pour l’humanité et le vivant sur Terre.
Celui où les effets de révolutions bien antérieures – celle mécaniste du XVIIe siècle, puis celle thermodynamique du XIXe siècle, voire la révolution informatique du XXe –, appuyées sur l’essor de la démographie humaine et la cupidité des élites économiques, avec le bras armé des techniques et de l’économie, sont en train, ni plus ni moins, de détruire le vivant sur Terre, en détruisant ses habitats ou en ruinant ses conditions d’existence par un changement climatique accéléré.
Une récente étude publiée par les PNAS nous apprend que nous sommes sur une trajectoire qui pourrait conduire à des conditions de vie sur Terre limites, avec une humanité dont les effectifs auraient fondu.
Or, cette révolution n’est nullement orpheline. Elle relève même d’un mouvement beaucoup plus large, affectant toutes les strates des sociétés humaines. Il est même possible d’évoquer un véritable changement de paradigme, un vaste mouvement en cours, tous azimuts, de réinsertion de l’humanité au sein de la nature.

Homme et nature

À cet égard la biologie végétale vient renforcer aujourd’hui un mouvement initié par Darwin. De Darwin à la révolution de la biologie végétale en cours, en passant par l’éthologie de la seconde moitié du XXe siècle, nous avons assisté à une série de réinscriptions de l’homme dans la nature, à des mises en lumière successive de la continuité et de la solidarité homme-nature.
Rappelons que la modernité est née avec l’émergence de la physique moderne qui soutenait, en conformité avec une interprétation particulière de la Genèse, l’idée de l’extériorité de l’homme à la nature, ainsi réduite à une somme mécanique de particules partes extra partes, régies pensait-on par quelques lois simples. D’où les animaux-machines et la dynamique moderne d’arrachement continu à la nature.
Cette révolution scientifique (et le paradigme qui lui est lié) se termine au moment même de l’entrée dans l’Anthropocène et de la confrontation à l’impossibilité empirique de séparer homme et nature, nature et culture, dès lors que les aléas climatiques apparaissent tout autant culturels que naturels. Ce qui constitue une invitation à dépasser l’autre dualisme moderne, le dualisme matière-esprit.
Apparaissent au même moment d’autres phénomènes quasi universels et puissants pour certains : l’affirmation et le développement des droits de la nature (Nouvelle-Zélande, Amérique latine et du Nord, France, Inde, etc. ; voir à ce propos l’ouvrage de Valérie Cabanes, Un nouveau droit pour la Terre), une forte et diffuse sensibilité à la cause animale ; l’essor et la diffusion de l’écopsychologie (voir sur ce point Soigner l’esprit, guérir la Terre, de Michel-Maxime Egger), les découverte et développement des vertus thérapeutiques du contact avec la nature (sylvothérapie et autres recherches, réveil des comateux en jardin, etc.).
Enfin, le vivant inspire une nouvelle façon de penser et d’organiser l’économie avec l’économie régénérative ou symbiotique (biosourcement de biens et de services, recyclage, rejet de l’extractivisme, mutualisation) ; une nouvelle façon de penser et d’organiser la société socio- et hola-cratie, un goût affirmé pour les petits collectifs, la redécouverte des communs et de leur gouvernance spécifique.

Une inspiration

La nature devient ainsi source d’inspiration tous azimuts, pour toutes sortes de domaines, un peu comme si on assistait à la diffusion d’un biomimétisme élargi.
Au même moment s’effrite l’idée une nature en proie à l’empire systématique de la loi de la jungle : c’est au contraire l’entraide qui apparaît comme quasi systématique et de la compétition comme un comportement onéreux et dangereux, fortement cantonné (voir à ce propos l’ouvrage de Pablo Servigne et Gauthier Chapelle, L’entraide. L’autre loi de la jungle).
Du côté des spiritualités, les choses bougent à l’unisson : l’ancrage dans la nature est à l’ordre du jour, que ce soit par la réaffirmation et la diffusion du chamanisme, ou, par l’encyclique Laudato Si’ du Pape François. On assiste ainsi à un vaste mouvement qui conduit par une accumulation de voies diverses à repenser de fond en comble notre place dans la nature et qui relègue le paradigme mécaniste (néolibéralisme et transhumanisme), et ce au moment où le vivant et la biodiversité connaissent un commencement d’effondrement.
Saurons-nous réviser à temps nos comportements et l’organisation de nos sociétés à temps ?

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