L'Autorité (3) - le Châtiment (I) - un petit tour chez Rousseau

Nous continuons à réfléchir sur l'exercice de l'autorité, et cette fois-ci, nous penchons sur la question du châtiment, de la punition. Nous en avons déjà parlé avec Saint Anselme, dont la vie a été racontée par Eadmer - nous avons cité ici une anecdote au cours de laquelle Anselme expliquait à un père abbé le caractère contre-productif de la punition. Prolongeons nos réflexions avec le texte connu d'un intellectuel pédagogue connu, Jean-Jacques Rousseau. Cela ne fait jamais de mal de relire nos classiques.

Extrait des Confessions, livre premier:


Un souvenir qui me fait frémir encore et rire tout à la fois, est celui d'une chasse aux pommes qui me coûta cher. Ces pommes étaient au fond d'une dépense qui, par une jalousie élevée, recevait du jour de la cuisine. Un jour que j'étais seul dans la maison, je montai sur la may pour regarder dans le jardin des Hespérides ce précieux fruit dont je ne pouvais approcher. J'allai chercher la broche pour voir si elle y pourrait atteindre : elle était trop courte. Je l'allongeai par une autre petite broche qui servait pour le menu gibier ; car mon maître aimait la chasse. Je piquai plusieurs fois sans succès ; enfin je sentis avec transport que j'amenais une pomme. Je tirai très doucement : déjà la pomme touchait à la jalousie, j'étais prêt à la saisir. Qui dira ma douleur ? La pomme était trop grosse, elle ne put passer par le trou. Que d'inventions ne mis-je point en usage pour la tirer ! Il fallut trouver des supports pour tenir la broche en état, un couteau assez long pour fendre la pomme, une latte pour la soutenir. A force d'adresse et de temps je parvins à la partager, espérant tirer ensuite les pièces l'une après l'autre : mais à peine furent-elles séparées, qu'elles tombèrent toutes deux dans la dépense. Lecteur pitoyable, partagez mon affliction.

   Je ne perdis point courage ; mais j'avais perdu beaucoup de temps. Je craignais d'être surpris ; je renvoie au lendemain une tentative plus heureuse, et je me remets à l'ouvrage tout aussi tranquillement que si je n'avais rien fait, sans songer aux deux témoins indiscrets qui déposaient contre moi dans la dépense. Le lendemain, retrouvant l'occasion belle, je tente un nouvel essai. Je monte sur mes tréteaux, j'allonge la broche, je l'ajuste ; j'étais prêt à piquer... Malheureusement le dragon ne dormait pas : tout à coup la porte de la dépense s'ouvre ; mon maître en sort, croise les bras, me regarde, et me dit : Courage !... La plume me tombe des mains. Bientôt, à force d'essuyer de mauvais traitements, j'y devins moins sensible ; ils me parurent enfin une sorte de compensation du vol, qui me mettait en droit de le continuer. Au lieu de retourner les yeux en arrière et de regarder la punition, je les portais en avant et je regardais la vengeance. Je jugeais que me battre comme fripon, c'était m'autoriser à l'être. Je trouvais que voler et être battu allaient ensemble, et constituaient en quelque sorte un état, et qu'en remplissant la partie de cet état qui dépendait de moi, je pouvais laisser le soin de l'autre à mon maître. Sur cette idée je me mis à voler plus tranquillement qu'auparavant. Je me disais : Qu'en arrivera-t-il enfin ? Je serai battu. Soit : je suis fait pour l'être.

Les Confessions - Jean-Jacques Rousseau

Cela ne vous rappelle rien? 

Saint Augustin, bien entendu, qui fut le premier à intituler son autobiographie Confessions, et qui raconte lui aussi un vol, et un vol semblable: un vol de fruits. Nous avons donné une traduction et parlé de ce texte ici. Les deux textes sont comparables: les deux auteurs racontent un vol de fruits, commis pendant la jeunesse (Rousseau est enfant, Augustin a seize ans) ; cette proximité rend d'autant plus perceptible le fossé qui sépare les deux auteurs.

  • Augustin s'accuse, s'accable même: "Moi, j’ai voulu voler et j’ai volé, sans nécessité, sans besoin, par dégoût de la justice, et rassasié de méchanceté", ou encore, dans la narration des faits: "Nous allâmes, moi et ma bande de mauvais garçons, secouer et dépouiller cet arbre, vers le milieu de la nuit, ayant, selon notre détestable habitude, prolongé nos jeux jusqu’à cette heure" quand Rousseau, lui, se montre très complaisant avec Jean-Jacques : il rend la narration longue et vivante, associant de façon burlesque le petit garçon à Hercule, et ne manque pas d'auto-dérision. La narration d'Augustin paraît beaucoup plus sèche, et ne semble avoir d'autre but que de s'accabler un maximum - nous le savons, toujours dans le but de prouver par son propre exemple la capacité de l'homme a commettre le mal gratuitement.
  •  Augustin est dans un dialogue permanent avec Dieu, qu'il interpelle, à qui il parle à le deuxième personne; Rousseau, lui, parle à la deuxième personne aussi... à son lecteur.
  •  Venons-en au fond: les raisons du Mal sont radicalement différentes d'un côté et de l'autre: chez Rousseau, le mal ne vient pas de l'orgueil humain, ni du refus de Dieu comme chez Augustin. Le mal provient de l'éducation et de la hiérarchie. Il dénonce ici les méfaits d'une éducation absurde et contre-productive : en le battant, en lui administrant un châtiment dans le but de le corriger et donc de le rendre plus vertueux, le maître renvoie à son élève l'image d'un fripon, image qui plaît à ce dernier et à laquelle il va chercher à se conformer. Plus il est battu, et plus il persiste dans le vol, plus il s'endurcit. Rousseau, en analysant sa faute, l'excuse, et se défausse de sa responsabilité. Quand Augustin s'accuse, Rousseau s'excuse; chez ce dernier, le coupable est en fait victime. 

Réflexions


Paradoxe un peu fort: c'est l'inversion que l'on a souvent reproché à Rousseau ; la punition ici, au lieu de rectifier le comportement mauvais, le justifie. On connaît les dérives laxistes qui ont pu être les conséquences de telles théories.

On retrouve néanmoins ici la même idée que l'on aura pu lire chez Eadmer : "Parce qu'ils ne sentent en vous aucun amour, aucune bonté, aucune bienveillance ou douceur à leur égard, eux non plus par la suite n'ont aucune confiance qu'il y ait en vous quelque chose de bon, mais croient que toutes vos actions procèdent de haine et de malveillance envers eux." et même chez Augustin, dans le passage où il raconte la souffrance éprouvée à apprendre la langue grecque, que nous avons déjà commenté: "Je ne connaissais pas un mot de grec ; et je vivais dans la crainte perpétuelle, sous la menace de châtiments terribles qui me forçait à apprendre."

La punition semble bien être d'une utilisation périlleuse. Tout dépend de l'intention et de la manière de la donner. A-t-elle pour but d'exclure le fautif de la communauté? Au contraire, elle devrait lui permettre d'y demeurer ; bien mieux, elle existe pour permettre à celui qui, par son méfait, s'exclut spontanément de la communauté, de la réintégrer. Plus simplement: la punition doit être éducatrice. Destinée à restaurer une harmonie perdue, elle sera contre-productive si celui qui la reçoit la subit sans l'accepter. La punition n'a pas pour objet premier de créer une contrainte, mais de rendre sa liberté à celui qui l'a perdue par son mauvais comportement. Ne pas punir reviendrait à nier la liberté, la responsabilité, la dignité même de celui qui par ses méfaits a mérité d'être puni. Nous affirmons donc la nécessité de punir, tout en affirmant avec force que la punition devrait être un geste de création, non de destruction.

A suivre.

Magister.

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