Exégèse d'un lieu commun: "c'est une sainte"

Commenter les lieux communs est un bon moyen de sonder la prétendue sagesse des peuples - qu'il s'agisse de la sinistre morale populaire, ou des lugubres idéaux bourgeois - afin d'essayer de la déraciner un petit peu, pour qu'enfin! on se mette à suivre la morale de l’Évangile.
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"C'est une sainte" et beaucoup plus rarement, "c'est un saint". Curieusement, l'expression est sexuée. Il est question de féminité, apparemment. J'entendais quelqu'un, à propos d'une femme qui a enduré sans broncher, toute sa vie, le caractère odieux d'un mari tyrannique: "oh, c'était une sainte".

Tiens! me dis-je, drôle d'expression. Mais je n'étais pas sûr du degré de diffusion d'une telle locution, avec cette signification-là, dans notre culture. Or la lecture d'un journal très représentatif de la diffusion de cette même culture m'a donné la confirmation qu'il s'agissait bien de la bonne interprétation. En effet, Bruno Caliciuri, chanteur exerçant sa profession sous le nom se scène "Cali" confie au magazine Closer (19/03/2015), au sujet de sa nouvelle compagne :
"Je suis excessif en tout. Quand je suis loin, je râle parce que je ne suis pas là, et quand je suis à la maison, je râle parce que je ne suis pas sur la route. Donc, c'est une sainte, c'est sûr ! Je pense qu'il n'y avait qu'une seule personne au monde qui pouvait supporter ça, c'est elle, et je suis tombé dessus. Alors, je dis merci !" 
C'est bien ce que je pensais: une "Sainte" dans le langage courant est une femme qui s'écrase, une femme mariée à un époux insupportable et qui le supporte. Une femme qui subit. Une femme qui la met en veilleuse.

Examinons les Saintes de tous les temps, afin de déterminer si elles, elles l'ont mis en veilleuse elles aussi.
  • Sainte Cécile a fait vœu de virginité puis a été mariée de force au païen Valérien: le soir de la nuit de noces, elle lui révèle son secret, se refuse strictement à lui (ô scandale) et le convertit. Femme soumise, vraiment? (1)
  • Sainte Hildegarde de Bingen était une abbesse, philosophe, théologienne, compositrice de musique, herboriste, mystique - elle l'a mis en veilleuse?
  • Sainte Catherine de Sienne est allée chercher le pape en Avignon pour le ramener à Rome par la peau des fesses. Elle a subi?
  • Sainte Jeanne d'Arc est allé cherché son minable de Roi pour le faire couronner à Reims. Elle l'a mis en sourdine?
  • Sainte Thérèse d'Avila, courroucée par le laisser-aller de l'ordre carmélitain, réforme l'ensemble de l'ordre religieux, et fonde dix-sept monastères en Espagne. Elle s'est laissé faire?
Etc. Etc.

Giovanni di Paolo (1388-1482), Santa Catarina davanti al Papa


Alors je vois bien ce qu'il y a de malveillant derrière ce "c'est une Sainte". A moins qu'il ne s'agisse d'un malentendu: être Sainte ou même Saint signifierait qu'il faille étouffer son être au maximum. Or non: être une sainte n'est pas incompatible avec l'autorité, le dynamisme, la force, la vivacité.

Y a-t-il oubli de soi, humiliation de son moi dans l'agir chrétien? Évidemment. Mais pas pour sous-exister. Au contraire: pour vivre pleinement, et même au-delà des limites de son être fini. En effet, cette annihilation du moi a pour destination de laisser la place à Dieu, car ce n'est que par Lui que le chrétien (et tout être humain) peut accomplir de grandes choses, des choses qui le dépassent. 

Enfin, on pourrait faire l'interprétation de la citation de M. Caliciuri, tant elle est représentative de la très répandue complaisance à l'égard de ses défauts, sans aucune volonté d'y remédier, avec l'habituelle puérilité de l'homme qui ne veut devenir adulte ; l'homme-enfant qui a besoin d'une mère plus que d'une compagne. C'est en fait la terrible tiédeur de ceux qui renoncent à la Sainteté. (2) 

Magister.


1. on pourrait parler de ces vierges des premiers siècles chrétiens qui se sont soustraites au mariage, parfois au prix de leur vie. Premier féminisme? En tout cas première émancipation certaine de la lex du pater familias, infraction scandaleuse dans ce monde romain de la toute puissance paternelle et masculine. Cf. Régine Pernoud.
2. "terrible", parce que Dieu s'est montré très clair à ce sujet: "Ainsi, parce que tu es tiède, et que tu n'es ni froid ni bouillant, je te vomirai de ma bouche."(Jean de Patmos, Apocalypse, 3.16)

 

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