Entretien avec l'Abbé David Cenzon


L'abbé Cenzon a été non seulement le curé de la paroisse de Lectoure pendant sept années, mais aussi une figure de l'Ecole Saint Joseph. Très présent au lycée Saint Jean en particulier, on pouvait le croiser au réfectoire, attablé avec les professeurs, dans la cour en train de parler avec un groupe d'élèves qui l'entourait, ou discutant à bâtons rompus en cours d'instruction religieuse. Il accompagnait aussi les pèlerinages et retraites diverses proposées aux élèves. Le jeu des chaises musicales des curés des paroisses de notre diocèse fait qu'il quittera Lectoure en septembre 2019 pour rejoindre la paroisse de Vic-Fezensac. Les Cahiers de Saint Jean ont souhaité lui donner la parole, tout simplement, pour qu'il nous parle un peu du Bon Dieu, de l'Eglise, et de la vocation sacerdotale. 




Les Cahiers - Ma première question est en quelque sorte à la fois générale et personnelle. Quand vous avez reçu votre vocation, quelle idée vous faisiez-vous d'elle ? Qu'est-ce qu'un prêtre, pour vous qui êtes prêtre?



L'Abbé David Cenzon - En premier lieu, l'appel pour moi a été motivé par l'aspect sacramentel. Il y a d'abord des témoignages; et pour moi, le premier d'entre eux est le fait d'avoir vu un prêtre. Je n'avais pas vraiment d'idée de ce qu'il s'agissait: j'ai eu, comme vous le savez, un long éloignement de l'Eglise avant un retour à la pratique. Ce retour à la pratique s'est réalisé par la Tradition* ; le fait de voir un prêtre célébrer la messe, amener Jésus, là, le rendre présent; amener du réconfort, de la paix à ceux qui étaient là, tout autour, leur apporter cette communion avec Dieu, avec le Ciel - je dis cela aujourd'hui, mais à l'époque je n'avais pas les mêmes mots - cela m'a amené à me dire en moi-même : "c'est cela que je veux faire!". La première chose donc, pour moi, cela a été les Sacrements, et principalement l'Eucharistie. J'ai lié tout de suite le Sacerdoce et l'Eucharistie. Ce n'est qu'après que j'ai pris conscience des deux autres charges du prêtre, qui sont celles de l'enseignement et du gouvernement. Cela ne m'a pas effrayé, mais je ne peux pas dire que ce sont les premières choses qui m'aient attiré. Je me sentais comme un prêtre ad missam, de ces prêtres que l'on ordonnait seulement pour célébrer la messe. Si cela a été dans le fond, cela l'a été dans la forme; je goûtais au rite, à la liturgie. Je suis d'abord tombé amoureux de l'Eucharistie, et de la fonction de prêtre, de sa configuration à Jésus; et ensuite de la façon dont c'était codifié. J'ai été appelé d'abord par la beauté de la messe en forme "extraordinaire", dite de Saint Pie V.


Mais pourquoi n'avez-vous pas continué dans cette voie de la Tradition?

Parce que même si c'était beau, la seule expérience que j'avais de cette messe-là, était celle célébrée à Auch; c'était, quand même, un peu pauvre: il y avait peu de monde, pas de chorale... et finalement, la messe dite de Paul VI m'a aussi comblé. Je ne saurais dire comment je suis passé de l'une à l'autre, mais je n'étais pas attaché de manière définitive à la forme.


Vous donnez l'impression par vos paroles, que la messe traditionnelle est belle. Voulez vous sous-entendre que la messe selon le novus ordo est moins belle?

La messe de Paul VI est belle; et l'objectif que je me suis fixé depuis le début est de la rendre belle, par les moyens que l'on a, c'est-à-dire, tout simplement, en suivant exactement ce qui nous est demandé de faire; obéir, tout simplement. En outre, je suis d'accord avec Benoît XVI pour dire que les deux rites peuvent s'enrichir l'un l'autre; mais ça ne veut pas dire qu'on va faire 36 signes de croix en prenant le canon I, parce qu'on croit que ça va l'enrichir. Dans l'âme je me sens “bi-rite”. Sans doute parce que je vis de manière dépassionnée cette réforme, qu'à l'époque on a pu vivre comme une révolution, une table-rase – aussi bien chez les promoteurs du changement que chez les réfractaires. Connaître les deux rites permettent d'en saisir leur richesse respective, qui ne se concurrencent pas.


Laissons là ces questions liturgiques, et revenons, si vous le voulez bien, à votre vocation.

Ce qui comptait pour moi, c'était le prêtre et l'Eucharistie. Ensuite, j'ai fait le lien avec la Réconciliation; l'ayant abandonnée pendant des années, et l'ayant vécue à nouveau parce que je m'y sentais appelé: en allant à l'Eucharistie, je voyais bien au début, en assistant à la messe, qu'il y avait un décalage, en moi; j'étais interpellé au plus profond de moi-même par le fait que je n'étais pas en totale communion avec ce qui se vivait; sans avoir encore l'idée d'être prêtre, il y avait ce désir d'être en communion et de vivre ce sacrement de Réconciliation. Et puis, enfin, j'ai fait le lien, en me disant que c'était si beau de le recevoir, que ce devait être beau de le donner en son Nom, d'être Son instrument.


Vous voyez le prêtre comme un instrument?


Devenir un instrument, un canal rouillé, non pas pur (loin de là!) mais choisi tout de même, instrument de l'Esprit Saint qui se sert de nos pauvretés pour agir, de manière complète, dans ses Sacrements: la présence réelle, le "je te baptise". Ainsi que dans le Sacrement des Malades: il a fallu que je le vive pour me sentir configuré au Christ qui guérit. Je me suis rendu compte de ma petitesse face à la grandeur de ce que je donnais. C'est surnaturel, et pourtant complètement incarné. Moi pauvre serviteur de quelque chose qui me dépasse tellement.

J'ai été très touché par le témoignage des miracles eucharistiques; donnés par Jésus à des prêtres qui justement perdaient leur foi en ce qu'il faisaient. Cela m'a réconforté; j'avais l'impression de n'être jamais digne; je pris conscience qu'Il peut faire beaucoup, même à travers, comme je le disais, "un canal rouillé".


Mais à l'inverse, à l'opposé de cette humilité, n'existe-t-il pas une tentation de l'orgueil chez le prêtre?


Il peut y avoir la tentation de ne plus dire "pour ta plus grande gloire", mais "pour ma gloire". Cette tentation elle existe pour moi: une mise en avant, un désir de reconnaissance. Quand j'ai l'occasion, d'ailleurs, de célébrer la messe face au Bon Dieu, je suis davantage protégé de cette tentation.


Il est vrai que dans la messe de Saint Paul VI, censée être "messe du peuple", on a souvent cette impression de "prêtre-président d'assemblée", qui se met bien plus en avant en tant que personne, que le prêtre célébrant selon le rituel de Saint Pie V, “prêtre-hiérarque” que le fidèle voit souvent de dos, s'effaçant derrière le sacrifice qu'il accomplit.

En effet! et c'est peut-être plus dur pour nous de mettre le Christ entre nous et le peuple; c'est la raison pour laquelle je mets systématiquement un crucifix sur l'autel. C'est important, pour moi, de me dire "tu n'es qu'un humble instrument." C'est la raison pour laquelle, régulièrement (je ne dis pas: tous les jours!) je demande au Seigneur: “pourquoi? il y avait sans doute bien meilleur que moi!” Mais je n'ai pas la grâce d'avoir la réponse, précise et directe, comme Don Camillo! J'ai la réponse dans la vie quotidienne. En somme il me répond: "tu ne sais pas, mais moi je sais. Fais-moi confiance."

Ce qui m'a beaucoup aidé, sur le sujet, c'est ce que m'a dit un accompagnateur spirituel du séminaire. Je viens d'une formation commerciale: j'ai appris à me vendre. Je suis arrivé au séminaire avec mon C.V., et je me suis “vendu” : “voilà ce que je sais faire, voilà mes charismes, voilà les services que je peux rendre à l'Eglise.” Mon interlocuteur m'a écouté sagement, puis il m'a dit: “allez à la chapelle vingt minutes, et vous reviendrez pour me dire vos faiblesses, tout ce que vous ne savez pas faire.” Cela a été un choc, intellectuel et spirituel. Quand je suis revenu, je lui ai donc déballé toutes mes faiblesses. Il m'a dit: “Bon. Assurément ce n'est pas malgré, mais pour toutes ces faiblesses qu'Il vous a appelé. Car de toutes ces faiblesses, Il fera des forces - si vous le voulez bien. Il se servira de ce que vous croyez être des faiblesses pour que vous soyez plus compatissant, pour que vous soyez un parmi les autres.” Par exemple, j'ai cru longtemps que mon hypersensibilité était un défaut, une faiblesse, alors que c'était une grâce, pour pleurer avec ceux qui pleurent, et rire avec ceux qui rient, souffrir avec ceux qui souffrent.

Cette première parole a enclenché un processus de conversion. Car je pense que c'est cela, la conversion: offrir ses faiblesses au Bon Dieu, qui seul sait faire de l'or avec la boue.


Y a-t-il eu des figures de prêtres qui vous ont inspiré?


Peut-être la simplicité du Don Camillo... avec cette simplicité qu'il a de prier; certes, le cinéma fait qu'Il lui répond; mais au-delà de cette mise en scène, il y a quelque chose de vrai dans cette manière de prier, comme une conversation courante. Intimité, complicité avec le Christ. Le bon sens paysan, la sagesse, l'amour des gens, l'amour de ses ennemis - même si parfois il se castagne. Je me souviens particulièrement de passage crucial et crucifiant, où, pris dans sa haine, le Seigneur ne lui parle plus; et avec sa croix, tombant dans la neige, le Seigneur se remet à lui parler. “Mais Seigneur tu ne me parlais plus! – Si, répond Dieu, je te parlais, je criais vers toi, mais toi tu ne voulais plus m'entendre, dans ta haine, ton cœur était fermé et tes oreilles aussi.” Je ne connaissais pas grand chose à la prière; ce sont des exemples comme celui-ci qui m'ont aidé. La prière dans la simplicité. "Ta parole illumine et les simples comprennent", dit le Psaume 119. J'avoue n'avoir jamais été séduit par la recherche intellectuelle. Mais j'ai beaucoup de respect pour ceux qui cherchent Dieu par ce chemin-là ! C'est un autre chemin d'accès au Bon Dieu, complémentaire, sans doute. On accède au Bon Dieu par la raison, mais aussi par l'Amour. D'ailleurs, l'un ne fonctionne pas sans l'autre.


Mis à part le prêtre de fiction qu'est Don Camillo, y a-t-il un prêtre réel qui vous ait inspiré ?


Plutôt plusieurs : les vieux prêtres de notre diocèse. Ce qui m'a le plus marqué chez eux est certainement la fidélité à travers les épreuves. Ils sont toujours là, eux. Ils ont tenu bon. Malgré les moments difficiles que l'Eglise a eu à traverser, ils sont là. Pourtant, ils en ont vécu, des bouleversements, ils en ont vu, des confrères partir! Je vous parle ici de l'après-Concile, de 68, de toutes les réformes. On leur a enseigné quelque chose, et on leur a dit : “finalement, c'est autre chose”. Par exemple, ils ont baigné dans les dévotions populaires, dans la piété mariale, et quelque temps après on leur a dit "ça ne vaut plus rien, cela !" C'est ce qu'ils ont vécu, ils peuvent vous le dire. Et c'est très beau, d'ailleurs, de les entendre. Et c'est maintenant, en vieillissant, qu'ils reviennent à leurs premières amours. Ils me font comprendre à demi-mot que ce que je veux être leur fait du bien, car cela leur rappelle ce qu'ils étaient. C'est touchant d'écouter ces hommes, qui reconnaissent leurs erreurs d'ailleurs, « l'élan » qu'ils avaient pris parce que c'était l'élan général.


Les rencontrez-vous souvent ?


Oui, c'est une chose d'importante, quand on est diocésain, de prendre conscience que l'on fait non seulement partie de l'Eglise Universelle, mais aussi d'un Presbyterium, d'une fraternité sacerdotale. Le prêtre diocésain est souvent seul. On fait ce choix en sachant pertinemment qu'on ne fera pas partie d'une communauté. Ce n'est pas la solitude qui nous comble. La communauté du prêtre diocésain, c'est sa paroisse. Nos paroisses ont certes changé, dans leur étendue notamment ; mais il existe toujours un noyau de paroissiens que l'on voit quotidiennement. C'est cela, notre communauté.


Vous semblez dire que vous appartenez à la communauté-paroisse, mais aussi à une autre communauté, celle des prêtres.

En effet ; nous éprouvons le besoin de nous retrouver entre consacrés. On sent (et si on ne le sentait pas, ce serait grave) que l'on fait partie d'un corps, comme on parle de corps professoral, par exemple. Cela va au-delà de la corporation, bien entendu ; il y a un engagement humain, comme une profession, et aussi une vocation ; c'est une unité dans la prêtrise, c'est-à-dire la configuration à Jésus. Si vous voulez, c'est une vie de collège apostolique par procuration. Théoriquement il n'y a que les évêques qui participent à cette collégialité ; mais nous, nous ne sommes prêtres que parce que des évêques sont là. Il y a une espèce de procuration. Nous avons donc besoin de cette collégialité-là, nous avons besoin de nous retrouver ; nous partageons nos joies et nos peines, celles que seuls des confrères peuvent comprendre. Par rapport au célibat, à la promesse de la prière des heures quotidienne... d'où l'importance de se confesser, à un confrère qui lui-même comprend ce que nous vivons pour les vivre lui-même. Il existe une espèce d'entraide sacerdotale.


Entre le cléricalisme dénoncé par le Pape François, c'est à dire le prêtre « au-dessus », et sa disparition, le prêtre qui se fond dans la masse, ne cherchez-vous pas un équilibre ? J'associerai à cette question celle du port de la soutane, afin de vous permettre enfin de vous exprimer sur le sujet, au-delà des polémiques stériles : n'est-ce pas finalement une manière pour vous de dire ce qu'est le prêtre ? Un être à-part ?

Il est à part parce qu'il est mis à part. Vous avez raison d'évoquer cet équilibre à rechercher entre le prêtre mis sur un piédestal, et le prêtre qui ne serait « rien de plus ». Il y a tout de même quelque chose de plus : c'est cette ordination, le fait d'avoir été choisi. L'imposition des mains reçue le jour de l'ordination n'enlève pas le fait que j' aie été baptisé : avec vous je suis frère, pour vous je suis prêtre, pour reprendre la phrase de Saint Augustin, « pour vous je suis évêque, avec vous je suis chrétien  »**. C'est aussi le « vous êtes dans le monde, mais vous n'êtes plus du monde » ; en tout cas, les prêtres, qui n'ont pas toujours été en soutane, ont néanmoins toujours eu un habit qui les distinguait, à la fois du laïc, et du religieux (qui a un habit spécifique à son ordre), pour montrer – et la couleur noire est symbolique à ce titre – qu'il a fait le deuil du monde ; ce qui n'est pas facile aujourd'hui. Parce qu'après tout, quand on est diocésain, on est dans le monde ; et parfois on voudrait bien être du monde. C'est une tentation. La soutane nous rappelle à ce que nous sommes. Certains, par moquerie, disent que c'est une « protection » ; dans le sens : « vous n'êtes pas assez forts pour... ». Après tout, il y a de cela. Suis-je assez fort humainement pour me fondre dans la masse, et être considéré comme un homme à qui l'on peut proposer « n'importe quoi » ? C'est une forme de protection, et une forme d'identité. Quand je revêts ma soutane, je suis un autre homme : l'ordination m'a fait un « autre Christ ». Et en le disant, je ne me la pète pas : c'est comme ça! Pour les personnes qui m'entourent, et au-delà des paroissiens, je ne suis plus simplement un homme, un compatriote, un citoyen, etc. , je suis aussi un prêtre, représentant, au milieu d'eux, le Christ ; par l'intermédiaire des Sacrements, Le communiquant. Dans la société d'aujourd'hui, si tous les prêtres en France remettaient la soutane, si toutes les religieuses mettaient l'habit, on serait certainement surpris de la visibilité de l'Eglise. Je ne dis pas cela pour le côté “pride” ou “identitaire” ; c'est, sans orgueil mais avec fierté, publier notre appartenance, sans se croire supérieur, mais pour se dire « au service de ». Si un gendarme ou un pompier met son uniforme, c'est pour dire : je suis actuellement en service, je suis au service de la société, etc. C'est la même chose pour le prêtre – si ce n'est que celui-ci est tout le temps de garde ! Par ce vêtement, on ne peut pas me dire : "ah, vous êtes à la mode !" On n'est pas tenté de rechercher d'être à la mode. On n'est pas tenté non plus d'être à ce point mal habillé qu'on ferait fuir les gens !


Je n'avais jamais pensé à cela! Ce doit être en effet difficile, pour un prêtre qui ne porte pas d'habit spécifique, de s'habiller ! Comment doit-il s'habiller ? A la mode, pas à la mode ? Forcément ringard ?

En effet ! Costume ou pas costume ? Cravate ou pas cravate ? Jogging ou pas jogging ? La vieille veste rapiécée parce qu'on veut faire pauvre ? Même si la soutane peut être parfois quelque peu rapiécée, elle reste un « uni-forme ». Dans tous les sens du terme : il dit ce que je suis, il porte cette unité, ou cette uniformité, pourquoi pas! Voilà pourquoi j'ai choisi de la porter. Il y a en outre une dimension affective : j'ai en effet promis, au dernier prêtre qui la portait dans le diocèse, sur son lit de mort, de la revêtir, un peu comme s'il me transmettait un flambeau. Il me dit : “Tu verras combien tu en tireras des persécutions et de nombreuses consolations, car les gens viendront à toi.” Il avait raison. Ce n'est pas pour rechercher les persécutions que j'ai fait ce choix, je ne suis pas maso. Mais si j'ai fait ce choix, ce n'est pas pour le garder secret. Si certains ne sont pas d'accord, que cela soit ainsi ! Et d'ailleurs, cela peut permettre des confrontations non dénuées de richesse, dans la mesure où elles permettent le dialogue. Dialogue qui n'existerait même pas si j'avais été au milieu d'eux sans qu'ils s'en aperçoivent. En civil, on ne m'aurait jamais posé les questions que l'on m'a posées. C'est le même phénomène que les personnes engageant la conversation parce que chacune d'elles a un chien, et qui ne se seraient pas parlé si elles s'étaient croisées sans chien! L'habit suscite les conversations qui ne pourraient avoir lieu si j'étais incognito. La fameuse « périphérie » dont parle le pape François, comment voulez-vous l'atteindre si vous ne dites pas qui vous êtes ? Il est orgueilleux, ou utopique, de penser que les gens vont deviner qu'on est prêtre par la seule manière de se comporter. Je me sers tout simplement de l'habit comme d'un instrument d'évangélisation. Certains me disent parfois, étonnés : « vous la portez partout ? » Certes ! Je suis tout le temps de garde, comme je vous le disais, je ne peux pas être prêtre de 8 h à 12 h et de 14 h à 18 h ! Je suis tout le temps en service, même si parfois c'est pesant. Parfois j'aimerais qu'on ne m'ait pas vu; quand par exemple, après avoir croisé quelqu'un, j' entends, parce que j'ai des oreilles, quand même : « tiens, ça existe toujours », ou « allez, encore un pédophile ».


Changeons de sujet, et parlons, si vous le voulez bien, de l’École. Paul Fave nous racontait qu'il y avait eu une époque où l'école catholique était sous l'autorité des curés ; les directeurs d'école étaient des vicaire- instituteurs ; cela a changé ; et on se retrouve dans une situation curieuse, où il y a des aumôniers pour les écoles publiques, mais pas pour les écoles catholiques, au moment même où il n'y a plus de prêtre-directeur ou de prêtre-professeur, à part peut-être dans les écoles sous la coupe d'une congrégation. Finalement : rien ne vous obligeait, en tant que curé, à venir à Saint-Jo ; et vous êtes venu. Le contact avec les jeunes est-il un de vos charismes ?

Je ne sais pas si c'est un charisme, mais c'est naturel. Je ne sais pas ce que j'ai donné ; je sais parcontre combien cela m'a apporté ! C'est une nourriture. Je suis nourri par ce rapport avec la jeunesse, par cette transmission, même si je n'avais pas reçu dans ma mission première celle d'être aumônier de Saint Jo (dont je n'ai pas le statut d'ailleurs, comme vous l'avez précisé à juste titre). Effectivement, à l'époque, les directeurs étaient prêtres, l'abbé Tournier, l'abbé de Lartigue ; certains professeurs aussi, par exemple l'abbé Pujol. Il y avait cette présence sacerdotale. Avec la raréfaction des prêtres, on a réduit la vocation du prêtre diocésain à être curé de paroisse ; sachez qu'autrefois un prêtre diocésain pouvait être vicaire toute sa vie, sans la responsabilité du curé. Et autrefois, le travail était fort différent : imaginez donc, tout de même, que le travail que je fais aujourd'hui correspond au travail de quinze prêtres de jadis ; ou si vous préférez, il y avait quinze curés, autrefois, pour effectuer le travail d'un seul aujourd'hui à Lectoure. Il y avait des prêtres qui étaient aumôniers d'une école toute leur vie, ou par exemple, d'un couvent. Je me sentais appelé à être prêtre enseignant – mais il aurait fallu que je travaille beaucoup plus, d'une part ! Et d'autre part, il aurait fallu que j'appartienne à une congrégation ; les frères des Ecoles Chrétiennes sont des religieux, pas des prêtres. J'ai connu des frères des Ecoles Chrétiennes, j'ai lu tout ce qu'a pu écrire Saint Jean Baptiste de la Salle... mais il me manquait la dimension sacerdotale, et presbytérale. Je ne me voyais pas vivre en communauté non plus. Je m'étais toujours dit que ce serait une bonne chose pour moi d'être curé avec une école à côté pour me permettre de vivre cette sorte de deuxième vocation. La Providence a fait que jusqu'alors cela a été le cas ; ce ne le sera plus à partir de septembre 2019. Je peux néanmoins rendre grâce pour ces dix-sept ans de prêtrise, en paroisse, et au contact d'une école. En fait je m'y sens à ma place. Je n'ai jamais eu de crainte à ce sujet ; je me suis toujours senti faisant partie – et pourtant ce n'est pas le cas ! - du corps enseignant, tout en étant conscient que je n'étais pas là pour enseigner une matière, ou être le spécialiste d'une discipline. En tout cas, pour le vivre, je suis un défenseur de l'obligation qui devrait être celle de tout curé ayant sur son territoire une école catholique, de présence dans cette école.


Une obligation morale, ou existe-t-il des textes... ?


Non, c'est moi qui en fait une obligation toute morale ! Il faudrait que les évêques aient le souci de ces écoles ; c'est polémique ce que je vais dire, mais c'est vrai, on a senti – et pas seulement dans notre diocèse - que les évêques n'avaient pas conscience du peuple de Dieu, de la portion du peuple de Dieu présente, là. On les a, si j'ose dire! sous la main, on n'a pas à aller les chercher loin - ce qui ne veut pas dire qu'il ne faut pas aller chercher ceux qui sont éloignés! Mais on les a proches de nous, pourquoi nous interdirions nous de leur transmettre ce que nous pouvons leur transmettre ? Qu'il s'agisse des élèves ou du corps enseignant, du personnel OGEC... toute cette petite église, cette communauté : n'aurait-elle pas le droit d'avoir un pasteur ? Bien sûr, on sait que le premier responsable de la pastorale d'un établissement catholique est le directeur. Il a, et pour le coup c'est dans les textes, cette fonction de pasteur. Mais le signe sacramentel de la pastorale ne peut être remplacé par personne d'autre que le prêtre. Le prêtre ne peut être remplacé par personne, si ce n'est un prêtre. Si on s'en tient à des capacités intellectuelles, humaines, il y a beaucoup de personnes plus compétentes que moi pour assurer la catéchèse ou transmettre la foi! mais nul autre que le prêtre peut confesser la personne, lui donner le Christ dans la communion. C'est une présence sacramentelle, un présence réelle du Christ, dans la célébration des Sacrements, au sein de l'école, in persona Christi capitis. S'il ose se rendre présent dans un morceau de pain, il ose se rendre présent dans un pauvre type. Vous voyez, ce n'est pas une question de pouvoir. C'est la question de la présence du Christ. Pour que je me fasse bien comprendre: on peut très bien avoir quelqu'un, un laïc, plus saint que le ministre ordonné; mais il manque quelque chose. Je suis convaincu par mon expérience personnelle qu'on ne peut pas passer à côté. C'est l'Eglise en somme! D'autres religions n'ont pas de prêtres. Notre Eglise a des prêtres, notre religion est une religion de l'intermédiaire.


Que vous apporte la présence des jeunes?


Elle m'apporte une jeunesse de l'esprit. Non que je n'aime pas vieillir! Même si certains l'ont dit... je ne suis pas l'adulescent qu'ils croient. Si l'on considère que la parole de Dieu est toujours vivante, et qu'elle a cette fraîcheur, cette jeunesse, cette actualité, hé bien la jeunesse me dit quelque chose de cela, m'apporte quelque chose de cela, elle me permet de ne pas devenir aigri. Elle me permet de ne pas me lasser, de garder vif mon élan pastoral, de me tirer sans cesse vers le haut. Elle me permet aussi de vivre cette paternité spirituelle, que je ne vivrai jamais – par choix – corporellement. C'est là que l'on voit que chaque homme est appelé à être époux et père, et que le choix que l'on fait, il est d'une certaine manière contre-nature. Il dit le Royaume, l'amour de Dieu que l'on est appelé à vivre ici et au Ciel, mais il va à l'encontre de la phrase: “l'homme quittera son père et sa mère, s'attachera à son épouse, etc.” Par conséquent, je ne dis pas que c'est pour compenser, ce serait malsain de vivre cela ainsi; c'est pour vivre ce à quoi nous sommes réellement appelés, c'est-à-dire à une paternité spirituelle. C'est pour montrer cela, ce à quoi nous sommes appelés réellement. Cela ne comble pas, cela ne comblera jamais la paternité corporelle. Les collègues qui disent que l'amour de Dieu, du Christ, de la Sainte Vierge, vécu par l' ordination, comble le manque de toutes les autres amours, ont tort. C'est faux. Ça ne comble pas. C'est autre chose. Mais la blessure que le Seigneur a fait en nous pour recevoir l'amour humain, elle est toujours ouverte, et elle n'est pas comblée par un amour humain qui est impossible. Le Seigneur ne prend pas cette place: il prend une autre place, celle que quelqu'un de marié va laisser à Dieu. Pour le prêtre la place de l'épouse humaine est une blessure qui reste ouverte. Je préfère être honnête, et dire qu'elle ne sera jamais comblée, mais je vous rassure, je ne me réveille pas tout les matins en me disant “ça me manque, ça me manque”! Sans parler de la dimension sexuelle. Ce n'est donc pas pour remplacer ou pour combler, c'est pour répondre à la vraie vocation. Répondre à l'amour exclusif du Bon Dieu, et assumer la paternité spirituelle que l'on vit, également avec des personnes plus âgées que nous. Dire “Monsieur l'abbé”, ou “Mon Père”, renvoie à cette paternité spirituelle.


En quittant Lectoure, vous quittez notre Ecole. Et à Vic, votre prochaine paroisse, n'y a-t-il pas un lieu d'enseignement?

Ils n'y a pas D’École catholique. Il y a les aumôneries d'établissements publics. Mais la grande différence, c'est que n'y viennent que ceux qui veulent bien venir. J'aime le défi, en école privée catholique, d'avoir non seulement ceux qui viennent pour cela mais aussi tous les autres. Et ce qui est intéressant, c'est de voir comment ceux qui étaient “acquis à la cause” parviennent à amener vers le bon Dieu les autres. Ce dont on se rend compte en paroisse, et dans les aumôneries, c'est que cela ne touche qu'un très petit nombre d'enfants et de jeunes gens; pourtant, nombreux sont ceux qui sont baptisés! Mais on ne peut plus les atteindre. Un seul exemple: j'ai essayé d'envoyer des courriers aux familles des nouveaux baptisés. Trois ans après le baptême, muni de la liste, j'écrivais à chacun : “Madame, Monsieur, je suis le curé qui a baptisé votre enfant il y a trois ans, vous vous étiez engagés à leur donner une éducation chrétienne. Il est temps! Il a trois ans, l'éveil à la Foi c'est quatre réunions dans l'année, etc.” Je mettais des coupons à la fin – c'est mon côté commercial: le premier indiquait: “je suis intéressé par votre proposition, je veux bien recevoir les dates de l'éveil à la foi”; “le second: je suis intéressé mais je ne souhaite pas pour l'instant participer”; “et dans le troisième: je ne suis pas intéressé, et je ne veux pas recevoir de votre part quelque relance que ce soit.” Sur cent courriers, j'ai eu peu de retours; et sur ce peu de retours, 90% étaient des coupons: “je ne suis pas intéressé et ne m'em...ez plus”! Comme disait un confrère, nous avions une pastorale du guichet; nous y sommes encore dans une certaine mesure ; il faudrait passer à une pastorale du porte-à-porte. Mais sans pour autant dénigrer ceux qui sont là. On doit nourrir les fidèles, tout en nous préoccupant des non-fidèles qui sont là. C'est la parabole des brebis, si ce n'est qu'aujourd'hui le ratio est inversé: il faut laisser une seule brebis, et c'est 99 brebis qu'il faut aller chercher.


M. l'abbé, merci.


 propos recueillis par Stéphane Morassut


* L'abbé Cenzon parle ici de la messe selon la forme extraordinaire, dite “de Saint Pie V”.

** « Vobis enim sum episcopus, vobiscum sum christianus », Saint Augustin, Sermon 340

Commentaires

  1. Très intéressant. Merci.

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  2. Père de quatre ancien élèves de Saint Jean/ Saint Joseph, je trouve vos deux entretiens (Paul Fave et l'abbé Cenzon) très intéressants. Ils éclairent ce que pouvait et devrait être une école libre d'éducation. Je pense que la liberté d'embauche, d'approche des matières, de souplesse dans la transmission dont parle Paul Fave sont maintenant impossible. C'est là qu'il faut être encore plus imaginatif pour pouvoir transmettre malgré les normes, règlements divers et restrictifs. N'oubliez pas la culture au de la des simples résultats scolaires...
    J'ai eu le plaisir avec l'abbé Cenzon d'accompagner les premières une journée une fois (à la demande de Bernard Bonnet) pour montrer aux élèves que les parcours de vie ne sont pas inscrits et suivent des chemins imprévus pour qui sait prendre ses responsabilités (lui comme prêtres, moi comme artiste)
    Pour Paul Fave évidement tous se rappellent cette phrase devenue proverbiale dans de nombreuses familles ayant eu des enfants à Lectoure "L'a-peu-près est le plus proche parent du n'importe quoi".
    Et cette phrase la première fois que je l'ai vu "Il y a des latinistes, et des élèves qui font du latin... Votre fils fait du latin" Tout était dit
    Merci à Lectoure pour ce que ce collège et ce lycée ont apporté à mes enfants...
    Et bon courage pour l'avenir !!!!

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