Psaumes de la foi vive, de Gérard Bocholier

Psaumes de la foi vive

Gérard Bocholier

Ad solem, 2019





               J’écris en songeant que l’ombre
               Gagne les papiers la table
               Bientôt la main qui se crispe
               Et l’âme en son labyrinthe


               Mais je sens sur mon épaule
               Ta main d’amour qui me touche
               Et la chambre est visitée
               Alors d’un semis de roses


   Les Psaumes de la foi vive constituent le quatrième recueil de psaumes de Gérard Bocholier1 ou le cinquième si l’on intègre à l’ensemble le recueil que le poète publie au même moment chez Arfuyen, Depuis toujours le chant. Cette association du psaume – dont la tradition en français remonte à Marot2 – et du chant n’est pas fortuite.

   Il y a, en effet, une vocation spirituelle de la modernité poétique. Elle tient probablement au contexte philosophique et socio-politique dans lequel cette modernité s’impose. Les 18ème et 19ème siècles vont progressivement mais radicalement défaire les liens communautaires par lesquels l’individu se rapportait à lui-même et aux autres, pouvait se penser, vivre son identité, son devenir, donner un sens à l’horizon mortel qui fait la condition humaine. Au moment où la subjectivité semble s’éveiller à elle-même, elle se découvre également exilée des verts paradis de l’enfance, ayant perdu définitivement cette naïveté qui était celle des premiers âges, vouée à n’être plus que sentimentale, c’est-à-dire réflexive, traversée d’échos, jamais tout à fait à elle-même, toujours au-delà ou en-deçà d’elle-même. Le Romantisme s’inscrit à la croisée de ces tensions et il est peut-être – du moins depuis l’antiquité – le premier mouvement littéraire à proprement parler non pas seulement parce qu’il produit une littérature qui s’est donné ses propres règles et horizons esthétiques, non pas seulement parce qu’il se sait produisant de la littérature – c’est-à-dire un type d’écrit autonome, proprement social qui participe à sa manière et pour un temps à la manifestation de l’Esprit – mais parce qu’il investit dans cette production une quête du sens qui, à tout moment, bute sur mais aussi s’avive du tissu discursif qui voile notre rapport à ce qui est ou à l’être. L’individu romantique – et avec lui, le poète moderne – se sait un être de paroles, il sait que sa présence au monde et à lui-même se trame d’un infini discursif qui, tout autant que celui qui angoissait Pascal, recèle un profond silence où l’âme s’abîme. Qu’on songe à l’exclamation qui ouvre le poème intitulé « Foi » de Lamartine dans les Méditations poétiques : « O néant ! ô seul Dieu que je puisse comprendre ! ». Qu’on relise les vers qui suivent et qui posent la question du sens de la condition humaine :


               Silencieux abîme où je vais redescendre,

               Pourquoi laissas-tu l'homme échapper de ta main ?

               De quel sommeil profond je dormais dans ton sein !

               Dans l'éternel oubli j'y dormirais encore ;

               Mes yeux n'auraient pas vu ce faux jour que j'abhorre,

               Et dans ta longue nuit, mon paisible sommeil

               N'aurait jamais connu ni songes, ni réveil.



     Ce faux jour – au sens où il est trompeur, où il n’éclaire que faiblement et en définitive nous trompe sur ce que serait le jour véritable, la pleine lumière, la pleine connaissance – est celui auquel l’homme de la modernité se découvre voué, écoutant en vain, comme le dit encore Lamartine, « les sages de la terre » au concert desquels se sont ajoutées de multiples voix : rationalisme scientifique, matérialisme encyclopédique, pragmatisme, illuminisme, bientôt nihilisme, etc. Il se sait pris dans le labyrinthe de l’esprit qui lui laisse bien entendre l’écho de l’Esprit, qui bruit de discours où raisonne l’écho de la Parole, qui lui indique bien le chemin mais pour l’abandonner au premier croisement, le laissant seul maître et seul responsable de son choix. La veine comique – au sens Rhétorique de ce terme – saura faire son miel de cette situation. Les grands romans du 19ème siècle en naîtront qui renouvellent à leur façon la figure de Don Quichotte. Le lyrisme, quant à lui, cherchera bien souvent à l’approfondir, et échappant à l’ironie, à lui trouver une issue. Paradoxalement, en creusant le vers et en y rencontrant le néant comme en fera le constat Mallarmé, la modernité poétique a donné tout son sens à la position paradoxale du sujet face au monde. Elle l’arrache à l’individualisme comme au conformisme, à cette prose universelle où il s’englue sans pour autant le contraindre à rejoindre la tribu et ses mots épuisés. L’aventure poétique devient celle d’un seul comme l’est celle du mystique qui répond à l’appel et fait face – et bien souvent plie face – à ce qui le dépasse. Elle devient exercice spirituel en ce sens où elle témoigne d’une transformation, d’un chemin parcouru, d’un possible maintenu face à ce qui semble nier tout possible. On a pu reprocher à cet exercice de solitude ou à la solitude que devient la poésie tout au long du 19ème siècle d’avoir confondu recherche de l’originel – approche d’une fondation absolue du sens - et quête de l’originalité. De l’une à l’autre se joue ce que l’on appelle un sujet en poésie : moins celui qui dit je que celui qui en son je accueille ce qui le transforme sinon le défait comme ipséité3. Non plus le mur sur lequel se projette le monde en ombres chinoises mais fenêtre qui ouvre sur le vol hirsute des martinets à la fin du jour. « Une seule chose dans la poésie, écrit Joseph Joubert, ne peut lui être dérobée, c’est sa lumière continue ». Charles Journet – dont une citation ouvre le dernier recueil de psaumes de Gérard Bocholier, Psaumes de la foi vie – lui fait écho deux siècles plus tard : « jusqu’à la fin la transparence devra grandir ; il n’arrivera pas d’instant où nous puissions croire qu’elle est parfaite, mais c’est déjà un grand signe de l’amour que de la désirer et de la mendier et d’attendre avec une confiance infinie le jour où tous les voiles seront déchirés. »

     Bien sûr le destin de la poésie moderne ne se réduit pas à ce lien originel avec la spiritualité ou plutôt ce destin est tributaire des évolutions socio-politiques et philosophiques qui ont marqué le 20ème siècle et notamment du regard posé ou de la place laissée à l’individu en tant que sujet. On pourrait résumer ces fluctuations à celle de l’humanisme à la condition de ne pas voir en ce dernier une sorte d’optimisme béat en l’avenir de l’homme et de ne pas oublier que la question de l’autonomie, de la liberté ne se sépare pas dès l’origine de celle de la Grâce ou encore, dans une version plus laïque, quoiqu’inspirée de Pascal, du Pari. Et de fait, l’effacement au début des années soixante ou du moins la relégation au second plan de la poésie spiritualiste – qu’elle se réclame ou pas d’une confession – et avec elle du lyrisme en général – qu’il dise l’engagement politique ou seulement l’amour – cet effacement coïncide avec la grande période en sciences humaines du structuralisme ou encore en philosophie de la déconstruction. Cette période – qui coïncide également plus ou moins avec le développement de la société de consommation – remet en cause la notion de sujet et celles qui l’accompagnent pour une vision radicalement déterministe qui fait – pour aller vite – de la conscience de soi ou du monde un effet du discours social. Pour paraphraser Mallarmé et le détourner quelque peu, les penseurs de cette période auraient pu affirmer que le langage a lieu et qu’on ne saurait rien lui ajouter, mais seulement alimenter son fonctionnement impersonnel ou nécessaire. Autant dire que, dans cette perspective, il n’y a pas d’œuvre ni même d’acte par lesquels un individu puisse se réaliser en tant que tel. Les années quatre vingts vont progressivement sortir de cette impasse et revenir au lyrisme, revenir au monde et à sa diction. Là encore les conditions socio-économiques sont déterminantes : comment continuer à se dire a-humaniste dans un monde mondialisé qui arase et transforme en marchandise toute production humaine ? comment continuer à déconstruire alors que la déconstruction et le recyclage infini des discours sont devenus le ressort essentiel du marché ? Que reste-t-il pour échapper au brouhaha que fait le monde sinon le silence ou l’attention, l’écoute, l’accueil, c’est-à-dire finalement tout ce qui définit le lyrisme moderne dès ses origines ? Et il est très significatif que le deuxième recueil de psaumes de Gérard Bocholier, Psaumes de l’espérance soit précédé d’un envoi du grand aîné qu’est Philippe Jaccottet qui dans la tourmente nihiliste des années soixante-dix a su ne pas dévier son chemin. « Jean-Pierre Lemaire a bien raison de louer vos poèmes », écrit-il à Bocholier, « ils sonnent juste d’un bout à l’autre, ils disent des choses délicates sans mièvrerie, des choses graves sans peser jamais. Ils accompagnent le lecteur avec une ombre amie, discrète ; et voilà que cette ombre est quelque chose comme Dieu ; ce qui émeut même le douteur ! »
      Chacun des termes de ce bref envoi mériterait une attention particulière. Ce que relève Jaccottet, c’est d’abord une capacité à dire, à faire entendre à nouveau, faudrait-il ajouter, ce que deux siècles de poésie avaient peut-être rendu inaudible. Non que le langage de Bocholier soit novateur. Bien au contraire, il reprend des images et des symboles très anciens et leur donne ou leur re-donne, par la justesse de sa voix – notion importante pour Jaccottet – tout leur éclat. Et cette capacité à dire à nouveau, elle tient d’abord à une attention aux signes et aux présences ou encore à une attention qui transforme en signes les présences ainsi qu’à une très grande simplicité, laquelle, bien sûr est celle du matériau linguistique, mais aussi, et plus essentiellement, celle du sujet lyrique lui-même. Ces trois éléments : l’attention, la simplicité stylistique et celle du sujet lyrique qui est tout entier à sa diction sont en interaction. La capacité à faire affleurer une présence – Jaccottet parle d’une « ombre amie » - à travers les présences du monde et à le faire sans affectation qui affaiblisse l’intention ou qui trahisse une faiblesse dans cette intention, c’est finalement le contraire de la mièvrerie dont parle Jaccottet. De même l’esprit d’enfance et de confiance ou d’espérance s’oppose-t-il à la puérilité qui entre encore dans la définition du ton mièvre. L’esprit d’enfance et de confiance est à l’horizon – qui ne cesse de reculer – du labeur intérieur qui produit la simplicité ou plutôt qui prépare l’individu à l’accueil de ce don ou de cette grâce. Un recueil de psaumes comme celui de Gérard Bocholier témoigne de cette réforme intérieure et de cette tension vers un point critique où l’individu s’abolit pour s’accomplir4, pour laisser affleurer tout autre chose que lui, un monde d’abord où il puisse prendre place et « quelque chose comme Dieu » qui puisse l’accompagner dans son chemin, en éclairer la part d’ombre. Il témoigne également de l’inscription de ce travail dans une durée que les poèmes détaillent en autant d’instants qui tendent vers un unique foyer. D’où, peut-être, un effet de monotonie et de répétition qui construit une temporalité qui est tout à la fois celle de la prière et celle de l’imminence. Remettre sur le métier ou reprendre toujours à nouveau le même chemin, il y a là un autre point commun entre la poésie et la spiritualité qui, par définition sinon par essence ne sont assurées de rien et qui n’ont l’une et l’autre pour se rassurer que quelques pauvres signes qui les renvoient à une précarité essentielle, le vent, l’herbe ou encore le souvenir d’une empreinte, autant dire bien peu de choses :

               Si le vent nous abandonne
               Les brins d’herbe auront encore
               Pour veiller sur nous des larmes
               Un chant secret tissé d’ombre

               Si je te perdais en route
               Comment oublier l’empreinte
               De ton aube au front d’épines
               Ton flanc incendié de roses ?


E.D.



1Chez Ad Solem, déjà : Psaumes du bel amour (2010, avec une préface de Jean-PierreLemaire), Psaumes de l’espérance (2012, avec un envoi de Philippe Jaccottet) et Nuits (2012).
2Voir à ce sujet du même poète, chez Ad Solem, en 2014, Le poème, exercice spirituel.
3Cette note par laquelle Gérard Bocholier ouvre son essai sur la poésie comme exercice spirituel : « Pierre Reverdy nous désigne « celui qui cherche/ plus grand que ce qu’il cherche ».Toute écriture poétique n’est-elle pas exercice spirituel, dans la mesure où le travail de la langue est aussi travail sur soi-même, dans aussi où, plus ou moins confusément, le poète sait qu’il doit s’effacer devant quelque chose – ou quelqu’un – de plus grand ou de plus fort que lui ? »
4Voir ce qu’écrit Louis Lavelle dans L’erreur de Narcisse (Grasset, 1939/ La Table Ronde, 2003, p.201) : « Le signe même de la grandeur, c’est d’avoir su réaliser en soi ce vide intérieur, ce parfait silence de l’individu, c’est-à-dire de l’amour-propre et du corps, où tous les êtres entendent la même voix qui leur apporte une commune révélation. Ce silence, les choses les plus grandes à leur tour ne manquent jamais de les produire. // La conscience la plus pure est toujours la plus transparente. C’est dans une abdication de soi où toutes ses puissances paraissent s’abolir que l’individu se réalise, qu’il sent naître cette confiance intérieure qui lui permet de croître et de s’accomplir. Et c’est quand l’attention est la plus docile et la plus fidèle, que l’action est la plus personnelle et la plus efficace. »


Marc Chagall

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