Léonard de Vinci: la fable du Lys et du Courant du Fleuve

La section "mots endormis" de nos cahiers a pour vocation de permettre aux lecteurs de poser les yeux sur des pièces rares, voire introuvables, mais non dépourvues d'intérêt! Désignons aujourd'hui une facette méconnue (du moins en France ; en Italie c'est autre chose) de Léonard de Vinci, dont nous avons des fables. Voici une fable fort courte, et fort énigmatique. Magister.



Il lilio e la corrente del fiume (XXXIV)

Il lilio si pose sopra la ripa di Tesino, e la corrente tirò la ripa insieme col lilio.


Traduction

Le lys a été placé sur la rive du Tessin, et le courant a tiré la rive avec le lys tout ensemble.



Fable étonnamment brève, dépourvue de morale, proche de l'aphorisme si elle n'était narrative ; on a pu penser qu'il s'agissait là d'un projet de fable plus étendue, projet inachevé comme beaucoup de ceux de Léonard. Pour mieux la saisir, lisons une réécriture , par Bruno Nardini (1987):

Il giglio

Sulla verde riva del fiume Ticino era cresciuto un bel fiore di giglio. Alto e dritto sullo stelo, il fiore rispecchiava i suoi bianchi petali nell’acqua; e l’acqua se ne volle impadronire.

Ogni onda che passava, portava con sé l’immagine di quella bianca corolla, e trasmetteva il proprio desiderio alle onde che dovevano ancora arrivare a vederlo.

Così tutto il fiume incominciò a fremere, le onde diventarono inquiete e veloci; e non potendo cogliere il giglio, ben piantato nel suolo e così alto sullo stelo robusto, si avventarono furiose contro la sponda, finché la piena non trascinò giù tutta la riva, insieme al giglio puro e solitario.


Traduction.

Sur la rive verdoyante du Tessin, une belle fleur de lys avait poussé. Grande et droite sur la tige, la fleur reflétait ses pétales blancs dans l'eau; et l'eau et l'eau voulu s'en emparer.

Chaque vague qui passait portait l'image de cette corolle blanche et transmettait son désir aux vagues qui n'étaient pas encore venues la voir.

Ainsi tout le fleuve commença à frémir, les vagues devinrent agitées et rapides ; et ne pouvant pas attraper le lys, bien planté dans le sol et si haut sur la tige robuste, elles se précipitèrent furieusement contre la rive, jusqu'à ce que le déluge entraîne toute la rive, ainsi que le lys pur et solitaire.


Quelques mots.

Léonard, c'est notable, ne propose pas de morale, comme c'est l'usage dans la fable. Se refusant à lui-même exposer le précepte illustré par le récit, il invite le lecteur à le chercher lui-même.

On pourra avoir une lecture historique de la fable. Le Lys serait Ludovico il Moro, Ludovic Sforza, dit le More, et les Vagues ses ennemis, interprétation qui eut cours dès époque de l'écriture.

On peut également voir dans le lys une image de Léonard lui-même, aux prises avec ses détracteurs ce qui ferait de cette fable une sorte d'autoportrait pessimiste.

Si l'on suit l'interprétation de Nardini, ce lys serait-il l'Idée pure, immuable, et le courant le réel ou l'on ne connaît l'idée qu'indirectement, par réflexion? Mais pourquoi les vagues emportent-elles le lys?

Dans une perspective plus baudelairienne, le lys, beauté et pureté, est l'Idéal, ou le Poète ; les vagues la foule vulgaire qui détruit l'Idéal, ou tue le Poète.

Autre lecture, morale cette fois : le lys, que Nardini dit "pur et solitaire", est bien orgueilleux et imbu de lui-même ; il est puni par là où il a péché.

Le lys enfin, peut être un être aimé, tué par le désir qu'il suscite.


Merci à Fabrizio C.

autoportrait

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