De la souffrance des bêtes

— La Création dit-elle… Je sais que l’esprit humain ne peut la comprendre. J’ai même entendu dire qu’aucun homme ne pouvait rien comprendre parfaitement. Mais, Monsieur, parmi tant de mystères, il y en a un surtout qui me confond et me décourage. [...] Pourquoi les animaux souffrent-ils ? J’ai vu souvent maltraiter les bêtes et je me suis demandé comment Dieu pouvait supporter cette injustice exercée sur de pauvres êtres qui n’ont pas mérité, comme nous, leur châtiment.
— Ah ! Mademoiselle, il faudrait demander auparavant où est la limite de l’homme. Les zoologistes qui font leurs petites étiquettes à deux pas d’ici vous apprendraient exactement les particularités naturelles qui distinguent de toutes les espèces inférieures l’animal humain. Ils vous diraient que c’est tout à fait essentiel de n’avoir que deux pieds ou deux mains et de ne posséder, en naissant, ni des plumes ni des écailles. Mais cela ne vous expliquerait pas pourquoi ce malheureux tigre est prisonnier. Il faudrait savoir ce que Dieu n’a révélé à personne, c’est-à-dire quelle est la place de ce félin dans l’universelle répartition des solidarités de la Chute. On a dû vous enseigner, ne fût-ce qu’au catéchisme, qu’en créant l’homme, Dieu lui a donné l’empire des bêtes. Savez-vous qu’à son tour Adam a donné un nom à chacune d’elles et qu’ainsi les bêtes ont été créées à l’image de sa raison, comme lui-même avait été formé à la ressemblance de Dieu ? car le nom d’un être, c’est cet être même. Notre premier ancêtre, en nommant les bêtes, les a faites siennes, d’une manière inexprimable. Il ne les a pas seulement assujetties comme un empereur. Son essence les a pénétrées. Il les a fixées, cousues à lui pour jamais, les affiliant à son équilibre et les immisçant à son destin. Pourquoi voudriez-vous que ces animaux qui nous entourent ne fussent point captifs, quand la race humaine est sept fois captive ? Il fallait bien que tout tombât à la même place où tombait l’homme. On a dit que les bêtes s’étaient révoltées contre l’homme, en même temps que l’homme s’était révolté contre Dieu. Pieuse rhétorique sans profondeur. Ces cages ne sont ténébreuses que parce qu’elles sont placées au-dessous de la Cage humaine qu’elles étançonnent et qui les écrase. Mais, captifs ou non, sauvages ou domestiques, très près ou très loin de leur misérable sultan, les animaux sont forcés de souffrir sous lui, à cause de lui et par conséquent pour lui. Même à distance, ils subissent l’invincible loi et se dévorent entre eux, — comme nous-mêmes, — dans les solitudes, sous prétexte qu’ils sont carnassiers. La masse énorme de leurs souffrances fait partie de notre rançon et, tout le long de la chaîne animale, depuis l’homme jusqu’à la dernière des brutes, la Douleur universelle est une identique propitiation. 

— Si je vous comprends, Monsieur Marchenoir, dit Clotilde en hésitant, les souffrances des bêtes sont justes et voulues par Dieu qui les aurait condamnées à porter une très lourde partie de notre fardeau. Comment cela se peut-il puisqu’elles meurent sans espérance ? 

— Pourquoi donc, alors, existeraient-elles et comment pourrions-nous dire qu’elles souffrent, si elles ne souffraient pas en nous ? Nous ne savons rien, Mademoiselle, absolument rien, sinon que les créatures, déraisonnables ou sages, ne peuvent souffrir en dehors de la volonté de Dieu et, par conséquent, de sa Justice… Avez-vous observé que la bête souffrante est ordinairement le reflet de l’homme souffrant qu’elle accompagne ? En quelque lieu de la terre que ce soit, on est toujours sûr de rencontrer un esclave triste suivi d’un animal désolé. L’angélique chien du Pauvre, par exemple, dont les guitares de la romance ont tant abusé, ne vous semble-t-il pas une représentation de son âme, une perspective douloureuse de ses pensées, quelque chose enfin comme le mirage extérieur de la conscience de ce malheureux ? Quand nous voyons une bête souffrir, la pitié que nous éprouvons n’est vive que parce qu’elle atteint en nous le pressentiment de la Délivrance. Nous croyons sentir, comme vous le disiez à l’instant, que cette créature souffre sans l’avoir mérité, sans compensation d’aucune sorte, puisqu’elle ne peut espérer d’autre bien que la vie présente et qu’alors c’est une effroyable injustice. Il faut donc bien qu’elle souffre pour nous, les Immortels, si nous ne voulons pas que Dieu soit absurde. C’est Lui qui donne la Douleur, parce qu’il n’y a que Lui qui puisse donner quelque chose, et la Douleur est si sainte qu’elle idéalise ou magnifie les plus misérables êtres ! Mais nous sommes si légers et si durs que nous avons besoin des plus terribles remontrances de l’infortune pour nous en apercevoir. Le genre humain paraît avoir oublié que tout ce qui est capable de pâtir depuis le commencement du monde est redevable à lui seul de soixante siècles d’angoisses, et que sa désobéissance a détruit le précaire bonheur de ces créatures dédaignées par son arrogance d’animal divin. Encore une fois, ne serait-il pas bien étrange que la patience éternelle de ces innocents n’eût pas été calculée par une infaillible Sagesse, en vue de contrepeser, dans les plus secrètes balances du Seigneur, l’inquiétude barbare de l’humanité ? 

La voix de cet avocat des tigres était devenue vibrante et superbe. Les bêtes féroces le regardaient curieusement de tous les points de la galerie sombre et le vieil ours canadien lui-même parut attentif.
Clotilde, profondément étonnée, laissait aller toute son âme à cette parole qui ne ressemblait à rien de ce qu’elle avait entendu. Elle écoutait des pieds à la tête, incapable d’une objection, configurant, comme elle pouvait, sa pensée à la pensée de ce pathétique démonstrateur. 

À la fin, pourtant, elle se hasarda : 

— Il me semble, Monsieur, que vous devez être assez rarement compris, car vos paroles vont plus loin que les idées ordinaires. Les choses que vous dites paraissent venir d’un monde étranger que ne connaîtrait personne. J’ai donc beaucoup de peine à vous suivre et, je l’avoue, le point essentiel est toujours obscur pour moi. Vous affirmez que les bêtes partagent la destinée de l’homme qui les entraîna dans sa chute ! Soit. Vous ajoutez qu’étant privées de conscience et n’ayant pas à souffrir pour elles-mêmes, puisqu’elles n’ont pu désobéir, elles souffrent nécessairement à cause de nous et pour nous. Cela, je le comprends moins. Cependant, je peux encore l’admettre comme un mystère qui n’a rien de révoltant pour ma raison. J’entends bien que la douleur ne peut jamais être inutile. Mais, au nom du ciel ! ne doit-elle pas profiter aussi à l’être qui souffre ? Le sacrifice, même involontaire, n’appelle-t-il pas une compensation ? 

— En un mot, vous voudriez savoir quelle est leur récompense ou leur salaire. Si je le savais pour vous l’apprendre, je serais Dieu, Mademoiselle, car je saurais alors ce que les animaux sont en eux-mêmes et non plus, seulement, par rapport à l’homme. N’avez-vous pas remarqué que nous ne pouvons apercevoir les êtres ou les choses que dans leurs rapports avec d’autres êtres ou d’autres choses, jamais dans leur fond et dans leur essence ? Il n’y a pas sur terre un seul homme ayant le droit de prononcer, en toute assurance, qu’une forme discernable est indélébile et porte en soi le caractère de l’éternité. Nous sommes des « dormants », selon la Parole sainte, et le monde extérieur est dans nos rêves comme « une énigme dans un miroir ». Nous ne comprendrons ce « gémissant univers » que lorsque toutes les choses cachées nous auront été dévoilées, en accomplissement de la promesse de Notre Seigneur Jésus-Christ. Jusque-là, il faut accepter, avec une ignorance de brebis, le spectacle universel des immolations, en se disant que si la douleur n’était pas enveloppée de mystère, elle n’aurait ni force ni beauté pour le recrutement des martyrs et ne mériterait même pas d’être endurée par les animaux.

Léon Bloy, La Femme Pauvre, XII

Aurochs, chevaux, cerfs - art pariétal - entre 16000 et 13000 avant Jésus-Christ.

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