La séquence de Pâques

Encore dans l'octave de Pâques 2020, c'est-à-dire dans les huit jours qui succèdent au dimanche de Pâques (le dimanche de la Résurrection), jetons un regard sur la belle séquence de Pâques.

Nous avons déjà parlé dans ce blogue, à propos du Stabat Mater, du genre de la séquence. Dans la liturgie, toute parole est tirée de l'Ecriture, à l'exception de certains poèmes, comme les séquences qui, elles, sont composées à partir de l'Ecriture; ce sont des poèmes d'Eglise, donc. Une des plus anciennes, et toujours en activité liturgique, est la séquence Victimae Paschali Laudes, chantée à la messe de Pâques. L'Octave de Pâques étant une prolongation de la messe de Pâques, on y chante tous les jours le Gloria (comme le dimanche), et également cette séquence. Dans le nouveau missel, on lit curieusement (comme dans beaucoup d'autres endroits) la rubrique: "on peut dire la séquence de Pâques". On se demande pourquoi les concepteurs de ce missel laissent le choix: quels critères doivent guider le cérémoniaire? Si on nous laisse le choix, saisissons-le, et chantons donc la séquence de Pâques toute la semaine.

Il s'agit d'un poème anonyme attesté au XIe siècle, et chant officiel de l'Eglise depuis le Concile de Trente de 1570, qui a fixé les séquences médiévales à tenir. Une fois de plus, comme pour le Stabat Mater, offrons à notre méditation ce poème à la fois profond théologique, et de grande teneur littéraire.

Le texte:

Victimæ paschali laudes
immolent Christiani.

Agnus redemit oves:
Christus innocens Patri
reconciliavit peccatores.

Mors et vita duello
conflixere mirando:
dux vitæ mortuus,
regnat vivus.

Dic nobis Maria,
quid vidisti in via?

Sepulchrum Christi viventis,
et gloriam vidi resurgentis:

Angelicos testes,
sudarium, et vestes.

Surrexit Christus spes mea:
præcedet suos in Galilæam.

Scimus Christum surrexisse
a mortuis vere:
tu nobis, victor Rex, miserere.

Lecture

Victimæ paschali laudes immolent Christiani.

A la Victime pascale, que les Chrétiens fassent un sacrifice de louange!

[Christiani] [laudes] [victimae Paschali] [immolent]
      Nom.     Acc.              Dat.              subj. injonctif (immolare)

Allons droit au but. Qu'est-ce qu'un sacrifice de louange? Dans le sacrifice - idée contenue dans le verbe immolare, on entend "sacrum facere", rendre sacré, acte essentiel dans la relation de Dieu avec l'humanité; il s'agit ici de "réserver pour Dieu" - dans l'Ancien Testament (comme dans les religions gréco-romaines) on réservait à la divinité le meilleur de l'animal (la victime du sacrifice), la graisse, que l'on brûlait. La louange, quant à elle, c'est rendre gloire à Dieu. Alors, quel est ce "sacrifice de louange" que les Chrétiens doivent accomplir? La messe, tout simplement, dont une de ses nombreuses dénominations est justement le Sacrifice de Louange. C'est le seul sacrifice capable de plaire à Dieu, l'offrande du corps du Christ. Le Christ rend caducs tous les autres sacrifices: il est le prêtre qui sacrifie, le Dieu pour lequel on sacrifie, et la Victime du sacrifice elle-même; d'où le datif: "Victimae paschali". Sacrifiez à la Vicitme! L'Eucharistie est le seul sacrifice où l'on sacrifie pour la victime du sacrifice elle-même. Le poème met bien en valeur cet apparent paradoxe, et va le poursuivre.

Agnus redemit oves: Christus innocens Patri
reconciliavit peccatores.

L'Agneau rachète les brebis
Le Christ innocent avec le Père
réconcilie les pécheurs.

Le poète continue donc à jouer du paradoxe. Combinant l'image de l'Agneau de Dieu, et celui des brebis du Bon Pasteur, il affirme que c'est l'agneau qui rachète les brebis.
Ces brebis, ces oves, qui riment avec peccatores. Est affirmée par contre l'innocence du Christ (innocens), c'est l'innocence de la victime sacrificielle, autre nouveauté introduite par Jésus.

Mors et vita duello conflixere mirando: dux vitæ mortuus, regnat vivus.

La Mort et la Vie luttèrent en un duel étonnant
Le seigneur de la vie, mort, 
règne, vivant.

[Mors et vita], [duello mirando], [conflixerunt]

L'essentiel de notre Foi, la Résurrection du Christ, est dramatisée ici, par l'image d'un "combat étonnant" (duello mirando) entre la mort et la vie, ici personnifiées. Notons au passage que duellum est la forme archaïque de bellum (la guerre). Par ailleurs, la concision du vers et de la langue latine permettent de rapprocher en une expression proche de l'oxymore tout le mystère pascal: le maître de la vie (dux, c'est le chef militaire, terme qui prolonge l'image guerrière précédente) est mort et règne vivant.

Dic nobis Maria,
quid vidisti in via?

Dis-nous, Marie, que vis-tu sur le chemin?

Changement brusque, passage au discours direct, emploi d'un vocabulaire simple, interpellation (impératif dic, vocatif Maria) de Marie de Magdala, comme si elle était là, présente, parmi nous.

Sepulchrum Christi viventis, et gloriam vidi resurgentis:

J'ai vu le tombeau du Christ vivant,
et la gloire du ressuscité!

Réponse de Marie. Le poème prend décidément une forme dialoguée (appelant, ce dont ne se privent pas certains choeurs, un chant en alternance), une forme des plus vivantes. C'est la vie renouvelée du Christ, c'est la vie du témoignage, la vie du chrétien en somme, témoin en actes et en paroles de sa rencontre avec le Christ!

Angelicos testes, sudarium, et vestes.

et les témoins angéliques, le suaire, les vêtements.

[tous ces mots sont à l'accusatif, et sont complément du vidi, j'ai vu, de la strophe précédente].

En quelques mots juxtaposés, Marie de Magdala rappelle les preuves, celles du témoignage angélique comme celles très concrètes des tissus retrouvés - des reliques.

Surrexit Christus spes mea: præcedet suos in Galilæam.

Le Christ est ressuscité, mon espérance:
il précède les siens en Galilée.

Fin de l'intervention de Marie de Magdala, qui aura duré trois strophes tout de même. C'est dire l'importance de la transmission de témoin à témoin, de disciple à disciple. Et la place de Marie, la première à qui le Christ ressuscité a choisi d'apparaître: l'âme pénitente.

Scimus Christum surrexisse a mortuis vere: tu nobis, victor Rex, miserere.

Nous savons que le Christ est ressuscité
des morts, vraiment:
toi, Roi victorieux, prends pitié de nous.

[Scimus] [Christum surrexisse]
vb. présent. Prop. infinitive.

L'Eglise reprend la parole à la première personne du pluriel (nous avions déjà eu le pronom nobis, quand elle s'adressait à Marie). Nous sommes passés de la parole d'un narrateur à celle, pleine de foi, des Chrétiens assemblés, disant "nous", et pour qui Marie-Madeleine n'est pas un personnage lointain, mais un témoin direct.

En conclusion, ce poème mêle les images fortes et le paradoxe, la narration aussi bien que la dramatisation. L'image, le récit, le théâtre: c'est bien là ce qui fait la saveur et la puissance poétique de ces anciens poèmes.


MAGISTER

P.S.
Récit et théâtre dans les poèmes mystiques du Moyen-Âge. C'est bien là ce qui fait leur incomparable vitalité, une fois la "barrière" du latin franchie.

Une manière de rendre sensible cette vitalité serait de comparer l'hymne de Pâques, O Filii et Filiae (XVe siècle, attribuée à Jehan Tisserand, cordelier), et sa version française contemporaine: Chrétiens, chantons le Dieu vainqueur.

R. Alleluia ! Alleluia ! Alleluia !

1. O filii et filiæ,
1. O fils et filles,
Rex coelestis, Rex gloriae
Le Roi des cieux, le Roi de gloire
morte surrexit hodie. Alleluia !
A surgi de la mort aujourd'hui, alléluia !

Version française. Chrétiens, chantons le Dieu vainqueur !
Fêtons la Pâque du Seigneur !
acclamons-le d'un même coeur ! Alléluia !

2. Et mane prima sabbati
Et le matin du premier jour après le Sabbat,
Ad ostium monumenti
Jusqu’à la porte du monument,
Accessérunt discipuli. Alleluia !
S’approchèrent les disciples, alléluia !

Version française
2 - De son tombeau, Jésus surgit
Il nous délivre de la nuit,
et dans nos coeurs, le jour a lui, alléluia !


3. Et Maria Magdalene,
3. Et Marie-Madeleine
et Iacobi, et Salome
Et Marie mère de Jacques, et Salomé
Venerunt corpus ungere. Alleluia !
Sont venues embaumer le Corps, alléluia !

Version française.
3 - Nouveau Moïse ouvrant les eaux,
il sort vainqueur de son tombeau :
il est Seigneur des temps nouveaux, alléluia !
 
4. In albis sedens angelus
4. Un ange, assis, vêtu de blanc,
praedixit mulieribus:
Dit aux femmes
Quia surrexit Dominus. Alleluia ! 
Que le Seigneur est ressuscité. alléluia !

Version française
 4 - L' Agneau pascal est immolé ;
il est vivant, ressuscité,
splendeur du monde racheté, alléluia !

5. Et Ioannes apostolus
5. Et Jean l'Apôtre,
cucurrit Petro citius,
Courut plus vite que Pierre,
Ad sepulcrum venit prius. Alleluia !
Et arriva le premier au tombeau. Alléluia !

Version française
5 - Le coeur de Dieu est révélé,
le coeur de l'homme est délivré,
ce jour, le monde est rénové, alléluia !

6. Discipulis astantibus,
6. Les disciples étant présents,
in medio stetit Christus,
Jésus parut au milieu d'eux
dicens: Pax vobis omnibus. Alleluia !
et leur dit : "Que la paix soit avec vous tous" Alléluia !

Version française (dernier couplet)
6 - O jour de joie, de vrai bonheur,
O Pâque sainte du Seigneur,
par toi, nous sommes tous vainqueurs, alléluia !

7. In intelléxit Didymus
7. Dès que Didyme apprit
Quia surrexerat Iesus,
Que Jésus était ressuscité,
Remansit fere dubius, Alleluia !
Il demeura presque dans le doute. Alléluia !

8. Vide Thoma, vide latus,
8. Thomas, vois mon côté, lui dit Jésus,
vide pedes, vide manus,
Vois mes pieds, vois mes mains,
Noli esse incredulus. Alleluia.
Et ne reste pas incrédule. Alléluia !

9. Quando Thomas vidit Christum,
9. Quand Thomas eut vu le côté du Christ,
Pedes, manus, latus suum,
Les pieds et ses mains,
Dixit, Tu es Deus meus. Alleluia.
Il s’écria : Vous êtes mon Dieu. Alléluia.

La version française comporte des formules convaincantes, mais toute la force de l'hymne latine d'origine réside dans le récit, les divers personnages dont la geste est rappelée avec simplicité et rythme ("vide Thomas, vide latus, vide pedes, vide manus..."); l'hymne latine est concrète, incarnée, nous rend familiers ces premiers disciples,  là où la version française ne sort pas du flou des métaphores et des considérations abstraites: "dans nos coeurs, le jour a lui", "splendeur du monde racheté". Images tout à fait acceptables, mais le latin est beaucoup plus saisissant quand il nous rappelle la présence de Marie-Madeleine, Pierre, Jean, Thomas, ce qu'ils ont vu, entendu, touché, et leur témoignage toujours vivant, qui continue de nous émouvoir.

Magister.





Victimae Paschali Laudes - Christ ist erstanden - Stiftsbibliothek Admont, Codex 323, Blatt LXVIIr

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