La Fontaine - paraphrase du Dies Irae


Alors que s'achève notre étude des Fables (second recueil) de La Fontaine, j'offre ici à mes élèves de première une œuvre méconnue et inattendue du Fabuliste : il s'agit d'une paraphrase, nous pourrions dire d'une réécriture, de la séquence médiévale du Dies Irae - 'jour de colère', poème liturgique que l'on dit ou chante lors des messes des morts, et qui, d'inspiration apocalyptique, brosse le tableau du Jugement dernier. La Fontaine ici reprend le texte latin et en fait une traduction poétique en français. Est-ce une oeuvre artificielle, ou traduit-elle sincèrement les inquiétudes de l'auteur? Prononcée en 1693, soit deux ans avant sa mort, on peut se plaire à penser qu'elle traduit, à l'approche de la fin, les inquiétudes de La Fontaine quant à son Salut. Mes élèves se rappellent certainement ces vers à tonalité épicurienne: "Quand le moment viendra d'aller trouver les morts / J'aurai vécu sans soins, et mourrai sans remords" (Le Songe d'un habitant du Mogol - XI, 4), et "... je voudrais qu'à cet âge / On sortît de la vie ainsi que d'un banquet, / Remerciant son hôte, et qu'on fit son paquet" (La Mort et le mourant, VIII, 1). Cette sagesse épicurienne apaisée qu'il affiche dans le second recueil des Fables ne suffira pas à calmer les doutes de La Fontaine, et l'on trouva sur son corps, en procédant à sa toilette mortuaire, un cilice.
 
Dieu détruira le siècle au jour de sa fureur.
Un vaste embrasement sera l'avant-coureur,
Des suites du péché long et juste salaire.
Le feu ravagera l'Univers à son tour;
Terre et cieux passeront; et ce temps de colère
Pour la dernière fois fera naître le jour.

Cette dernière aurore éveillera les morts
L'ange rassemblera les débris de nos corps;
Il les ira citer au fond de leur asile.
Au bruit de la trompette en tous lieux dispersé,
Toute gent accourra. David et la Sibylle
Ont prévu ce grand jour, et nous l'ont annoncé.

De quel frémissement nous nous verrons saisis!
Qui se croira pour lors du nombre des choisis?
Le registre des coeurs, une exacte balance
Paraîtront aux côtés d'un Juge rigoureux.
Les tombeaux s'ouvriront; et leur triste silence
Aura bientôt fait place aux cris des malheureux.

La nature et la mort, pleines d'étonnement,
Verront avec effroi sortir du monument
Ceux que dès son berceau le monde aura vus vivre.
Les morts de tous les temps demeureront surpris
En lisant leurs secrets aux annales d'un livre
Où même les pensers se trouveront écrits.

Tout sera révélé par ce livre fatal;
Rien d'impuni. Le Juge, assis au tribunal,
Marquera sur son front sa volonté suprême.
Qui prierai-je en ce jour d'être mon défenseur?
Sera-ce quelque juste? Il craindra pour lui-même,
Et cherchera l'appui de quelque intercesseur.

Roi, qui fais tout trembler devant ta Majesté,
Qui sauves les élus par ta seule bonté,
Source d'actes bénins et remplis de clémence,
Souviens-toi que pour moi tu descendis des cieux;
Pour moi, te dépouillant de ton pouvoir immense,
Comme un simple mortel tu parus à nos yeux.

J'eus part à ton passage : en perdras-tu le fruit?
Veux-tu me condamner à l'éternelle nuit,
Moi, pour qui ta bonté fit cet effort insigne?
Tu ne t'es reposé que las de me chercher;
Tu n'as souffert la croix que pour me rendre digne
D'un bonheur qui me puisse à toi-même attacher.

Tu pourrais aisément me perdre et te venger.
Ne le fais point, Seigneur; viens plutôt soulager
Le faix sous qui je sens que mon âme succombe.
Assure mon salut dès ce monde incertain;
Empêche malgré moi que mon coeur ne retombe,
Et ne te force enfin de retirer ta main.

Avant le jour du compte efface entier le mien.
L'illustre pécheresse, en présentant le sien,
Se fit remettre tout par son amour extrême;
Le larron te priant fut écouté de toi :
La prière et l'amour ont un charme suprême;
Tu m'as fait espérer même grâce pour moi.

Je rougis, il est vrai, de cet espoir flatteur;
La honte de me voir infidèle et menteur,
Ainsi que mon péché, se lit sur mon visage
J'insiste toutefois, et n'aurai point cessé
Que ta bonté, mettant toute chose en usage
N'éclate en ma faveur, et ne m'ait exaucé.

Fais qu'on me place à droite, au nombre des brebis;
Sépare-moi des boucs réprouvés et maudits.
Tu vois mon coeur contrit et mon humble prière;
Fais-moi persévérer dans ce juste remords :
Je te laisse le soin de mon heure dernière;
Ne m'abandonne pas quand j'irai chez les morts.

Pièce écrite et lue pour la réception de La Bruyère à l'Académie en 1693, et publiée après la mort de La Fontaine.
 
Michelangelo Buonarroti, Il Giudizio universale (Le Jugement dernier), 1534-1541, fresque, Chapelle Sixtine, Vatican.

 

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