culture et vertu

En pédagogue, c'est-à-dire en amoureux de la forme itérative*, je commencerai aujourd'hui par reprendre les épisodes précédents. Sur la définition de la nature humaine, Cicéron emploie une démonstration que l'on peut schématiser ainsi:

NATURA > SOCIETAS HUMANI GENERIS > VIRTUS

1° La nature veut la société du genre humain (l'homme seul n'existe pas, sauf sous la forme d'exception - l'ermite - ou de vue de l'esprit - cf. Rousseau).

2° Or la société du genre humain veut la vertu (on appelle vertus des qualités sociales: justice, équité, bonté, générosité, etc., qui permettent à la société du genre humain de tenir, de ne pas se disloquer)

Donc la nature veut la vertu. 

Il est naturel d'être vertueux. Donc le vice est contre-nature.

Mais la vertu s'acquiert: voilà qui amène beaucoup d'entre nous à la considérer culturelle, j'entends par là acquise et non innée. C'est une erreur: être homme est l'aboutissement d'un long travail, que nous appellerons culture, ou éducation, et ce travail est naturel à l'homme, car de cet effort dépend sa survie, puisque cette dernière dépend de la vie en société. Une société sans vertus se dissoudrait d'elle-même.  L'erreur de croire que la vertu est culturelle provient peut-être du fait qu'une part d'animalité vit en nous, et que nous associons facilement animalité et état naturel, et les opposons à toute la part 'culturelle' de l'homme. C'est cette opposition qu'il s'agit de déjouer. Nous sommes animaux; mais nous ne le sommes pas seulement. En somme, ce débat nature-culture est facilement dépassé: la culture est la nature de l'homme; il lui est naturel de cultiver.

Un élève a triché la semaine dernière au lycée Saint-Jean: la triche a été découverte, la sanction a été prise. Cela fait partie de notre mission éducatrice, ou, dirai-je mieux, civilisatrice, voire "humanisatrice" si l'on me permet ce néologisme. C'est un jeune garçon; il avait beau être muni des plus saines doctrines, quelque chose l'a poussé à nuire à la société du genre humain: tricher, en effet, c'est voler, pour son bien propre, à autrui (donc à toute la société) ce qui lui est dû. Nuire à autrui, c'est nuire à tous, et finalement c'est nuire à celui qui nuit. On peut  même le considérer comme une impiété: 

"ils désunissent la société commune du genre humain, dont la suppression entraîne la disparition complète de la bienfaisance, de la générosité, de la bonté et de la justice; et ceux qui suppriment tout cela doivent également être jugés comme des impies s'élevant contre les dieux immortels, car ils renversent la société que ces derniers ont établie entre les hommes, une société dont le lien le plus étroit consiste à penser qu'il est plus contraire à la nature, pour un homme, de dépouiller un homme en vue de son propre avantage que d'endurer tous les préjudices de l'extérieur, du corps ou encore de l'âme elle-même." (Cicéron, De Officiis,  III, VI, 28). 

Cet ordre naturel est en effet instauré par les dieux, ou par Dieu. S'élever contre la nature revient à s'élever contre un ordre des choses divin (ou instauré par le divin). Nous ne sanctionnons pas par plaisir mais pour restaurer une harmonie perdue, pour restaurer la civilisation blessée, et civiliser par là même le jeune fautif. Ne pas le sanctionner serait le plus grand des mépris à son égard, car ce serait renoncer à l'éduquer, à l'humaniser, à le rendre vertueux, c'est-à-dire à le rendre homme.

Qu'est-ce qu'un homme?

"Il y a, pour commencer, ce qui se laisse voir dans la société de tout le genre humain: son lien est la raison et la parole (ratio et oratio): par l'enseignement, l'apprentissage, l'échange, le débat et le jugement, il attache les hommes entre eux, et les associe au sein d'une société naturelle. 

Et rien ne nous éloigne plus de la nature des bêtes sauvages, auxquelles nous attribuons souvent le courage (ainsi aux chevaux, aux lions), mais non la justice, l'équité ou la bonté, car elles sont privées de raison et de parole. 

C'est là, en tout cas, la société la plus étendue, qui unit les hommes entre eux, et tous avec tous. Il faut préserver en elle la communauté de tous les biens engendrés par la nature à l'usage commun des hommes, de manière à ce que les biens répartis par les lois et le droit civil soient conservés conformément à ces mêmes dispositions légales, et à ce que les autres biens soient respectés d'après la teneur de ce proverbe grec: "Tout est commun entre les amis" (Amicorum esse communia omnia). " (Cicéron, De Off. , I, XVI, 50-51).

L'homme n'existe pas seul; sa caractéristique principale est la possession de la raison et de la parole ; Cicéron emploie habilement l'expression RATIO & ORATIO, une paronomase** qui rend en deux mots latins proches par la forme un unique mot grec: le LOGOS, qui unit en un seul terme - c'est dire comme le génie de la langue grecque matérialise leur consubstantialité*** - deux notions, celle de raison, et celle de discours.

On pourra ici se prémunir contre certains errements idéologiques actuels****, en observant le profond fossé qui sépare l'homme de l'animal ; nous partageons avec eux une familiarité physique incontestable; nous nous séparons d'eux rigoureusement ; c'est nous, dans tous les cas, qui avons des devoirs envers eux, non l'inverse.

On voit aussi dans ce texte que les vertus font l'homme ; que la société du genre humain pourrait être finalement définie comme une recherche de l'amitié. La mise en commun de tous les biens, haute définition de l'amitié, on ne peut plus classique ; et finalement parfaitement chrétienne.

Une vision classique de l'homme

On pourra me reprocher de faire référence, pour la troisième semaine consécutive, à Cicéron, et de ne prendre comme source que l'Antique. C'est finalement me reprocher d'adopter des points de repères très classiques, que d'aucuns considéreront périmés. 

Qu'est-ce qu'un classique? C'est celui autour duquel s'instaure un consensus; celui qui est reconnu par un accord suffisamment large, entre auteurs, entre époques. On me pardonnera de préférer les autorités qui font consensus autour d'elles à celles qui, avec tout l'intérêt qu'elles peuvent susciter, font figure d'exception. 

La Renaissance a été très cicéronienne ; elle n'en est pas moins considérée comme un progrès dans l'histoire de l'humanité. Un progrès en dépit du fait qu'il s'agissait - malgré les nouveautés techniques qui marquèrent elles aussi cette époque - d'un retour aux sources. J'aime assez considérer que le retour aux modèles antiques soit regardé par l'Histoire comme une avancée humaine. Cela justifie assez ma place de professeur de Lettres Classiques.

Nous avons besoin de classiques ; dans notre action au quotidien, nous autres pédagogues, éducateurs, nous avons besoin d'une éthique sûre, et nous avons besoin de nous y tenir. Une remise en cause perpétuelle serait trop périlleuse ; je suis pour l'esprit critique, non pas l'esprit déconstructeur. Car la critique véritable consiste à expliquer, vérifier la conformité de notre éthique avec la vérité, par l'usage du raisonnement; il ne s'agit pas du doute systématique, du scepticisme corrosif. 

Il y a donc accueil de principe de cette doctrine classique, qui n'exclut pas la vérification de ses fondements. C'est une méthode, évidemment, cicéronienne: si nous optons pour Cicéron, c'est que, dans son œuvre de vulgarisation de la philosophie grecque et dans son éclectisme à l'égard des différentes écoles de pensée, il ne favorise pas une synthèse, mais adopte au contraire une méthode reposant sur l'incessante confrontation des doctrines et la mise à l'épreuve des idées. La critique encore, pas le dogmatisme aveuglé. Mais la critique qui vérifie, qui ne pose pas pour principe la destruction des acquis.

Si nous optons pour Cicéron, c'est aussi pour son désir d'adapter la philosophie à l'action publique, à l'action concrète: le romain se méfie de la pure spéculation.

Ainsi, dans le quotidien éducatif, dans l'urgence des décisions à prendre, l'idéal qui nous guide doit être solide. Ceux qui se plaisent dans la variété, l'inconstance et les permanentes remises en cause ont le loisir de spéculer. Nous n'avons pas le temps, au quotidien, d'hésiter: notre éthique doit être gouvernée par ce qu'il y a de plus ferme. La doctrine classique, cicéronienne, conjuguée à l'apport de la pensée chrétienne, nous semble ce qu'il y a de mieux pour nous guider dans notre mission de former des femmes et des hommes.

 

MAGISTER

 

* itératif -tive: se dit de ce qui permet l'expression d'une répétition. Il fait partie de la mission du pédagogue de répéter.

** paronomase: rapprochement de mots dont le son est à peu près semblable mais dont le sens est différent (Littré). exemples: Tu parles, Charles (expression courante). Lingères légères (Paul Eluard)

***  consubstantiel: qui est de même substance. Substance: ce qui existe en soi.

**** je veux parler évidemment de "l'antispécisme", doctrine dont la diffusion médiatique actuelle ne peut que consterner celui qui a pour habitude de déplorer la perte de temps dans les progrès humains ; considérer certains progrès de la pensée comme des acquis fait pleurer celui qui les voit malmenés, tant on voit le nouveau ralentissement que cela provoque, et qui se mesure en décennies, c'est à craindre. L'animal est un frère en tant que créature de Dieu (cf. saint François) ; l'humain doit en prendre soin ; mais il n'est pas une personne, c'est à dire un individu doué de raison, conscient de son existence, possédant la continuité de sa vie psychique, et capable de distinguer le bien du mal. 

 

Vincenzo Foppa (1427-1515), "Fanciullo che legge Cicerone" o "Cicerone, fanciullo, che legge" ("jeune garçon lisant Cicéron" ou "le jeune Cicéron lisant").1464. London, Wallace Collection.

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