écrit après une leçon sur la Charité

La Charité est une vertu, ô combien théologale, tant elle est inaccessible à l'homme comptant sur ses propres forces. 

Lors d'un cours sur les vertus, j'expliquai à mes lycéens que la Charité est, avant que son sens ne dérive et ne s'affadisse en d'autres acceptions, l'autre nom de l'Amour (mot qui, lui, souffre de polysémie) ; c'est l'amour divin, que l'on distingue de l'amour humain (et l'on doit d'ailleurs distinguer au sein de ce dernier l'amour sensible, la "passion", et l'amour spirituel, fondé sur la volonté).

L'un ne remplace pas l'autre ; l'amour humain est une vertu bonne et belle, et peut même servir de marchepied vers l'amour divin, la Charité ; l'amour humain, s'il a plusieurs degrés (je n'aime pas ma mère, ma femme, le chocolat pour les mêmes raisons), n'en procède pas moins selon l'équation suivante: A aime B parce que B est bon. J'aime les qualités de l'autre, elles m'attirent et suscitent mon amour. La Charité fonctionne de tout autre manière, puisque, à l'image de Dieu qui nous aime gratuitement, qui "nous a aimé le premier", il fonctionne selon la formule: "A aime B parce que A est bon". Qui est bon si ce n'est Dieu? C'est la Bonté même. Nous ne pouvons aimer comme Lui que s'Il nous le donne, que si nous nous unissons à Lui.

Dieu aime chacun de nous, même le plus égaré, celui qui a commis le plus de mal. D'où cette phrase impérissable: "Mais moi, je vous dis: Aimez vos ennemis, bénissez ceux qui vous maudissent, faites du bien à ceux qui vous haïssent, et priez pour ceux qui vous maltraitent et qui vous persécutent".

Les réactions des lycéens, quand on leur rappelle ou bien cette phrase, ou bien l'exposé sur la Charité qui en découle, alternent entre méfiance & perplexité, et parfois un brin de scandale. 

2000 ans après qu'Il s'est incarné, et qu'Il a communiqué ce message, l'homme reste l'homme, et la Charité semble toujours aussi surhumaine. Donc toujours à demander, à réclamer, à mendier ou à exiger. 

Une petite lycéenne, à la fin du cours, me confia que, harcelée par trois gamins à l'école primaire, il était bien illusoire de penser qu'elle avait l'intention de leur pardonner.

Ce discours ne va pas de soi, et les réactions de mes élèves continuent à me le prouver. Ce discours garde en fait sa fraîcheur de scandale ou de folie. Il est ardu à comprendre, et il n'y a pas lieu de culpabiliser qui que ce soit de ne pas le faire sien aisément. Son originalité cependant ne laisse pas de nous séduire, et renouvelant le credo quia absurdum que Tertullien n'a jamais écrit d'ailleurs, son irrationalité, son fondement dans l'oxymore, l'amour de l'ennemi, la figure du Dieu qui souffre et meurt, nous séduisent paradoxalement.

Un représentant du philosophisme du XVIIIe siècle disait: "mais est-ce qu'il y a des chrétiens? je n'en ai jamais vu". Le propos est polémique et l'on sait quelle idéologie il sert, mais sorti de son contexte il mérite l'attention du chrétien: le chrétien est bel et bien un fou qui proclame un discours inapplicable. Et si jamais l'un d'entre eux (combien? un sur un million? quelques uns par génération?) parvient à mener une sublime de charité véritable, ce n'est que parce qu'il a laissé Dieu le faire à sa place, comme un outil entre les mains d'un artisan.

MAGISTER




Odilon Redon, Mélancolie (1876)

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