Il n'y a point de vertu sans victoire sur nous-mêmes

(...) Où est donc l'innocence, je vous prie? Où est le juste? est-il ici, autour de cette table? Grand Dieu, eh! qui pourrait donc croire un tel excès de délire, si nous n'en étions pas les témoins à tous les moments? Souvent je songe à cet endroit de la Bible où il est dit: "Je visiterai Jérusalem avec des lampes". Ayons nous-mêmes le courage de visiter nos cœurs avec des lampes, et nous n'oserons plus prononcer qu'en rougissant les mots de vertu, de justice, et d'innocence. Commençons par examiner le mal qui est en nous, et pâlissons en plongeant un regard courageux au fond de cet abîme ; car il est impossible de connaître le nombre de nos transgressions, et il ne l'est pas moins de savoir jusqu'à quel point tel ou tel acte coupable a blessé l'ordre général et contrarié les plans du législateur éternel. Songeons ensuite à cette épouvantable communication de crimes qui existe entre les hommes, complicité, conseil, exemple, approbation, mots terribles qu'il faudrait méditer sans cesse. Quel homme sensé pourra songer sans frémir à l'action désordonnée qu'il a exercée sur ses semblables, et aux suites possibles de cette funeste influence? Rarement l'homme se rend coupable seul ; rarement un crime n'en a produit aucun autre. Où sont les bornes de la responsabilité? De là ce trait lumineux qui étincelle entre mille autres dans le livre des Psaumes: Quel homme peut connaître toute l'étendue de ses prévarications? Ô Dieu! purifiez-moi de celles que j'ignore, et pardonnez-moi même celles d'autrui (ps. 18).

Après avoir ainsi médité sur nos crimes, il se présente à nous un autre examen plus triste peut-être, c'est celui de nos vertus: quelle effrayante recherche que celle qui aurait pour objet le petit nombre, la fausseté et l'inconstance des vertus! Il faudrait avant tout en sonder les bases: hélas! elles sont bien plutôt déterminées par le préjugé que par les considérations de l'ordre général, fondé sur la volonté divine. Une action nous révolte bien moins parce qu'elle est mauvaise que parce qu'elle est honteuse. Que deux hommes du peuple se battent, armés chacun de son couteau, ce sont deux coquins: allongez seulement les armes et attachez au crime une idée de noblesse et d'indépendance, ce sera l'action d'un gentilhomme; et le souverain, vaincu par le préjugé, ne pourra s'empêcher d'honorer lui-même le crime commis contre lui-même: c'est-à-dire la rébellion ajoutée au meurtre. L'épouse criminelle parle tranquillement de l'infamie d'une infortunée que la misère conduisit à une faiblesse visible; et du haut d'un balcon doré, l'adroit dilapidateur du trésor public voit marcher au gibet le malheureux serviteur qui a volé un écu à son maître. Il y a un mot bien profond dans un livre de pur agrément: je l'ai lu, il y a quarante ans précis, et l'impression qu'il me fit alors ne s'est point effacée. C'est dans un conte moral de Marmontel. Un paysan dont les fille a été déshonorée par un grand seigneur, dit à ce brillant corrupteur: Vous êtes bienheureux, monsieur, de ne pas aimer l'or autant que les femmes; vous auriez été un Cartouche. Que faisons-nous communément pendant toute notre vie? ce qui nous plaît.Si nous daignons nous abstenir de voler et de tuer, c'est que nous n'en avons nulle envie; car cela ne se fait pas.

sed si / Candida vicini subrisit molle puella / Cor tibi rite salit ... ?

"Mais si la blanche fille du voisin t'adresse un sourire voluptueux, ton coeur continue-t-il à battre sagement?" (Pers., Sat., III, 110-111).

Ce n'est pas le crime que nous craignons, c'est le déshonneur ; et pourvu que l'opinion écarte la honte, ou même y substitue la gloire, comme elle en est bien la maîtresse, nous commettons le crime hardiment, et l'homme ainsi disposé s'appelle sans façon juste, ou tout au moins honnête homme : et qui sait s'il ne remercie pas Dieu de n'être pas comme un de ceux-là? C'est un délire dont la moindre réflexion doit nous faire rougir. Ce fut sans doute avec une profonde sagesse que les Romains appelèrent du même nom force et vertu. Il n'y a en effet point de vertu proprement dite, sans victoire sur nous-mêmes, et tout ce qui ne nous coûte rien, ne vaut rien. Ôtons de nos misérables vertus ce que nous devons au tempérament, à l'honneur, à l'opinion, à l'orgueil, à l'impuissance et aux circonstances; que nous restera-t-il ? hélas! bien peu de chose. Je ne crains pas de vous le confesser: jamais je ne médite cet épouvantable sujet sans être tenté de me jeter à terre comme un coupable qui demande grâce, sans accepter d'avance tous les maux qui pourraient tomber sur ma tête, comme une légère compensation de la dette immense que j'ai contractée envers l'éternelle justice. Cependant vous ne sauriez croire combien de gens dans ma vie m'ont dit que j'étais un fort honnête homme. (...)

Joseph de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, troisième entretien.


René Magritte, Le Portrait, 1935


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