La Possession de Soi-Même (1)

 

LA POSSESSION DE SOI-MÊME

 

 "La plus grande chose du monde, c'est de sçavoir estre à soy"

MONTAIGNE, Essais, lib. 1. cap. XXXVIII.

 

"Si le monde entier se renversait, ce serait sans raison qu'on s'en troublerait. 

Et l'âme recevrait de ce trouble plutôt du mal que du bien"

ST. JEAN DE LA CROIX, Montée, lib. III. cap. V.

 

 

A Paris, devant mon domicile, il y a une librairie. Sur les six heures du soir elle est envahie, non seulement en temps d'événements exceptionnels, mais en tout temps, par des personnes aux visages avides; Le trésor que convoitent ces personnes, c'est la dixième édition d'un journal du soir. Il ne s'agit pas de la quatrième; elle est là; ils la méprisent; Il n'y a que la sixième qui vaille quelque chose. Mais elle n'est pas arrivée. Alors les gens s'assoient dans le magasin, certains attendent devant la porte, d'autres s'en vont, puis reviennent après un instant, et demandent avec un air égaré: "Elle n'est pas encore là?" Enfin apparaît le cycliste; il est entouré, assailli. Les gens s'en vont, retranchés de tout, faisant des arrêts sur le trottoir, la tête enfoncée dans leur feuille, comme celle d'un cheval dans sa musette. Mais qu'en dirait le cheval?

 

 Je m'excuse de commencer, de but en blanc, par deux incidentes. Ce sont deux remarques que me font faire ces gens à journaux. Voici la première. Quand je vois un jeune garçon, ou une jeune fille, un journal entre les mains, j'ai un mouvement d'horreur. Jusqu'à ma seizième année accomplie, je le dis avec précision, il me fut interdit par mes parents de lire le journal. Qu'une pareille défense soit impossible aujourd'hui, voilà qui rend plus difficile toute éducation. 

La seconde remarque, elle, est consolante. Mes confrères en écritures, et moi avec eux, nous avons toujours tendance à nous croire incompris et persécutés. Eh bien, quand on voit ce que lit un peuple, et que ce même public permet cependant de vivre de leur plume à des auteurs qui écrivent sans se soucier le moins du monde de lui complaire, et même de façon si évidemment peu faite pour lui, on trouve qu'il y a là une sorte de miracle, et qu'un auteur qui à la fois se respecte, et vit de sa plume, ne devrait jamais se plaindre, mais se dire au contraire qu'il profite d'un bienheureux malentendu ; c'est ce malentendu que j'appelais miracle.

Encore une fois je m'excuse de ces digressions, et j'entre dans mon sujet.

 

Ces gens qui pâturent dans leur sixième sont en majorité du petit peuple, pour qui "c'est vrai puisque c'est imprimé". Ne passons pas trop vite. Ce petit peuple est plein d'êtres qui méritent d'être estimés, aimés, et tendrement aimés. J'allais dire: hélas! Car il serait plus facile de se conduire, s'il y avait des races, des classes, des sectes, qu'on pouvait négliger en bloc, ou ne considérer que dans leur puissance de nombre. Mais je ne crois pas qu'il y en ait.

Mêlés à ce petit peuple, on trouve aussi des gens qui devraient pourtant savoir comment un journal est fait. Chacun de nous, sans être un homme public, a pu constater qu'un fait qui le concerne, ou dont il a été témoin, rapporté dans un journal, l'est presque toujours sous forme inexacte, et parfois violemment contraire à la réalité. Que sera-ce s'il s'agit d'hommes publics! On m'a cité des interviews de personnages très importants, parues dans un journal important lui aussi, et imaginaires d'un bout à l'autre : l'interview n'avait pas été prise. Il m'est arrivé de lire dans un journal une interview de moi sur deux colonnes: j'appris que j'avais invité à déjeuner le signataire, que nous avions passé tous deux l'après-midi à la campagne, où maints accidents m'étaient arrivés, qu'on rapportait, tous de nature à me rendre ridicule. La vérité était que j'avais reçu ce journaliste, pendant dix minutes, chez mon éditeur : c'était là notre unique rencontre. Rien dans cette interview n'avertissait le lecteur, fût-ce à demi-mot, que l'interview était fantaisiste. Et le journal n'était pas un journal humoristique, ni une feuille de chou, mais un des journaux les plus lus et les plus appréciés de France.

Le moyen le plus puissant et le plus répandu qu'ait de nos jours le monde des choses inférieures pour menacer l'homme de la rue dans sa possession de soi-même, la presse, le fait donc vivre dans un univers de fictions. Plus encore qu'au cours des siècles passés, l'imposture est son élément. Qu'on ne juge pas que j'ai donné ici une part trop grande à la presse. N'importe qu'elle insanité sociale, entre autres la guerre, la faire accepter est l'affaire d'une campagne de presse de six semaines. Notre condition, notre vie, les vies de ceux qui nous sont chers, sont à la merci des directeurs de journaux, et des journalistes.

A SUIVRE

Henry de Montherlant, 1935

 

Michelangelo Buanarotti (1475+1564), David (1504) - Galleria dell'Accademia, Firenze (Florence)

 

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