Donnez-nous aujourd'hui

Comment prier? Peut-être Jésus, quand il enseigne à ses disciples la formule désignée habituellement par son incipit Notre-Père, ou Pater, ne nous invite-t-il pas tant à la répéter indéfiniment - il est très clair au sujet du rabâchage - mais plutôt à ouvrir notre âme, ce que seule notre posture, notre intention, notre réceptivité, notre accueil, notre écoute silencieuse, peuvent permettre. Ce n'est pas une formule magique; le but n'est pas tant de commencer à "notre" pour arriver rapidement à "tentation, amen" ; c'est ce qui se passe entre les deux qui importe. Ainsi, je vois dans la prière du Notre-Père, comme dans toutes les prières apprises par-cœur, le danger déjà évoqué dans mes réflexions sur la messe. On a l'impression d'avoir réussi quand on est arrivé à la fin, comme un coureur qui a franchi la ligne d'arrivée. Une prière "réussie" - avec tous les guillemets possibles - me semble être plutôt celle qui élève l'âme, et si le cœur-à-cœur avec Dieu, à proprement parler "l'extase" (ex-stasis, fait d'être hors de soi-même), nous coupe la parole avant que nous ayons atteint la limite finale du texte récité, c'est tant mieux. Notre prière, notre oraison plus précisément, nourrissons-la des paroles du Pater. Ayons confiance en Jésus, certains que s'il a voulu que ce Pater soit la reine des prières, chacune de ces paroles, de ces sept demandes, est inépuisable. Je prendrai la quatrième : "Donne-nous aujourd'hui notre pain quotidien" (panem nostrum quotidianum da nobis hodie). Méditons-la afin d'en explorer divers aspects.

  • Premièrement, c'est la demande formulée par notre âme de ne pas faillir face à la peur de manquer des choses nécessaires. Thomas d'Aquin l'associe logiquement à la demande du don de Force.
  • D'autre part, Jésus nous apprend, par cette demande, à savoir nous satisfaire de ce qui nous revient, sans espérer ce qui est au-delà de notre condition ou de notre état. Le pain: la nourriture de base, la nourriture de l'humilité. Le Seigneur nous apprend à ne désirer que les biens nécessaires. Intéressant écho à la doctrine d'Epicure, qui distinguait désirs naturels et nécessaires (l'eau, la nourriture), désirs naturels et non-nécessaires (une boisson et une nourriture richement sophistiquées), et désirs non-naturels et non-nécessaires (le dernier iphone, par exemple), la première catégorie étant bien entendu la seule à privilégier. Bien entendu, si ces invitations au dépouillement et à la sobriété se font écho, d'Epicure à Jésus, les intentions en sont très différentes, puisque pour Epicure il s'agit d'atteindre un Souverain Bien trouvé dans l'absence de douleur*, quand Jésus nous apprend à nous défaire des biens terrestres pour que nous soyons avides des biens spirituels, dimension absente de l'athée Epicure.
  • panem nostrum : notre pain? Jésus nous apprend à désirer notre pain, non le pain d'autrui. Au-delà du cas évident du vol, il désigne l'envie, la jalousie (tu ne voleras pas / tu ne convoiteras pas), et si l'on veut être girardien, le désir mimétique**. En nous apprenant à désirer notre pain, il nous apprend à l'aimer,  c'est-à-dire aimer notre condition, aimer ce que nous sommes - remède à l'orgueil et à l'envie.
  • quotidianum: "quotidien", mais d'autres ont traduit: "de chaque jour". Voici un nouvel écho à l'épicurisme, du type horatien cette fois (Horace, l'auteur de la formule carpe diem, cueille le jour***). C'est le remède à l'inquiétude, à l'imagination déréglée****, aux craintes de l'avenir, et aussi à l'ambition déréglée, l'avidité sans frein, la boulimie, le gaspillage, la voracité, l'idéologie du profit. l'art de vivre chrétien consiste à vivre comme si chaque jour était le dernier. 
  • reconnaissance: dernier élément de notre liste, la croyance que nous ne nous possédons pas, mais que la vie nous est donnée. Le chrétien, celui qui vit dans la gratitude. L'amen de l'acceptation de son sort (résignation?) doit toujours alterner avec l'alléluia de la louange et de l'action de grâce.
  • Je choisis volontairement de ne pas développer le sens eucharistique de cette demande, mais il est évident, et je ne peux ne pas l'évoquer.

Méditer ces paroles - dans le silence du recueillement, donc en parvenant à dégager du temps - on le voit bien, c'est laisser infuser la science divine dans nos existences. 

MAGISTER

A lire : Saint Thomas d'Aquin, Explication du Notre-Père, qui m'a inspiré ces lignes.

* toute passion, toute ambition, tout amour étant source de douleur. 

** Pour Girard, qui voyait dans le désir la cause de tous les maux, il est significatif que le désir (tu ne convoiteras pas) passe après l'acte (tu ne voleras pas) dans le décalogue : celui-ci finit par l'interdit du désir, lui conférant non une place secondaire, mais au contraire une place d'importance.

*** cf. le poème Ad Leuconoen.

**** certain(e)s de mes élèves sont victimes du film catastrophe que l'on se passe et repasse, le soir, à la nuit tombée, dans son lit, et n'en dorment plus, n'en viennent plus en cours, ...


Ozias Leduc, L’enfant au pain, 1892–99, huile sur toile, 50.7 x 55.7 cm, National Gallery of Canada, Ottawa




Commentaires