Les vérités provisoires

Qu'est-ce que la vérité?

Ponce Pilate





"L'idéal des sociétés traditionnelles était de rester fidèles à leur origine, de continuer de vivre selon le schéma intangible qui fondait leur organisation et leurs valeurs. Chaque génération se donnait pour tâche de répéter le cycle parcouru par les générations antérieures. Changer quoi que ce soit dans les rites, dans les mœurs, dans la vie quotidienne eût été un un crime envers l'ancêtre fondateur qui avait promulgué les règles unanimement respectées par le groupe.(...) L'idée de progrès qui s'est développée en Occident, a entraîné un bouleversement complet de cette conception. A un présent indéfiniment répété s'est substitué un avenir en constante évolution." (Bos, Morville, Lecherbonnier, La Littérature et les Idées).

Toute tradition s'est un beau jour trouvée soumise au regard critique. La critique, c'est par exemple un marqueur de la "Renaissance" : les humanistes sont des philologues versés dans la critique des textes, passés à la critique de leur contenu. C'est par exemple le Cartésianisme, et on lira avec profit le Discours de la méthode, méthode qui consiste à tout annuler par le doute pour tout reconstruire "méthodiquement". C'est, par exemple, le philosophisme du XVIIIe siècle, dit des "Lumières", l'esprit voltairien, si acéré à l'endroit de ce qu'il considère comme des superstitions. De -isme, en -isme, l'époque moderne donne l'impression qu'une "ère du soupçon"* s'est ouverte. Il s'agit de révéler la vérité cachée derrière les illusions : la Raison éclairée va lever le voile de l'imaginaire inquiet sur les grandes questions de l'existence. La critique, et son "esprit", met fin aux sociétés traditionnelles, et ouvre la voie à l'idéologie du progrès.

Effet imprévu: le progrès lui-même va devenir suspect; les nouvelles vérités dévoilées vont elles-mêmes passer au crible de la critique, c'est-à-dire de la déconstruction. Exemple flagrant, parmi d'autres: le freudisme. Bel outil, scandaleux en son temps, de déconstruction, en particulier de déconstruction de l'idée que l'homme est maître à bord : Freud et ses disciples vont révéler qu'une instance, incontrôlable et cryptée, tient les manettes: l'inconscient. Bel outil, mais qui se verra à son tour sous le feu des critiques, de la critique, et l'on sait avec quelle abondance d'arguments. Tout outil de déconstruction va à son tour être déconstruit.

A cet état d'esprit critique, s'est ajouté (coïncidence ou conséquence?) l'esprit démocratique, selon lequel, sans référence aucune à quelque critère de discernement objectif & stable, on se conforme à une nouvelle loi pourvu qu'elle soit affirmée par une majorité**. Le légal ayant une influence sur le social, et au-delà, sur les mentalités, cet esprit "démocratique", qui partage avec l'esprit "scientifico-critique" la même déconnexion de la tradition et des autorités, finit par faire accroire que ce qui est vrai est ce autour de quoi se fixe un consensus, une doxa. Dans ce cadre, la vérité est remplacée par les véritésc'est-à-dire les opinions. 

Le critique et le démocratique : nous voilà, sous l'effet conjugué des deux, parvenus à une situation dans laquelle nous ne vivons plus que sur des vérités provisoires. Nous prenons conscience que tout ce que nous disons vrai aujourd'hui est susceptible d'être dit faux dans 50 ans, voire dans 20, 10, 5 ans... 

Car les vérités-opinions ont pour particularité d'être mouvantes, inconstantes, et l'on peut les changer, entraîner une grosse part de ceux qui ont une opinion, c'est-à-dire ce que l'on appelle l'Opinion, en mettant en jeu de multiples mécanismes de  persuasion (par des vecteurs variés comme: le discours scientifique, le discours médiatique, les films, séries,  journaux, réseaux, les associations, partis, laboratoires d'idées, groupes d'influence, etc.), vers un nouveau "pensé" qui était autrefois impensable. Par "autrefois", j'entends à peine quelques dizaines d'années, pas plus. De l'impensable au pensable, puis au pensé, il n'a suffi à certaines choses que de quelques années pour y parvenir***. 

On assiste aujourd'hui à des batailles collectives acharnées pour rendre actuelle, plausible puis pensée telle ou telle nouveauté langagière, censée refléter une vérité solide jusqu'alors dissimulée (impensée, ou impensable). Celui qui choisit de se fermer aux journaux, aux radios et aux écrans pendant quelques mois, mais qui continue de rencontrer ses frères humains, est frappé de voir éclore dans le langage de nouveaux mots, de nouveaux concepts, de nouvelles idées tant le martèlement continu des éléments de langage finit par modeler les discours, et avec eux, les esprits. Je sais en écrivant que le lecteur de ces lignes voudrait que je donne des exemples; pour ne pas risquer de paraître de parti-pris, j'en choisirai deux, issus de deux courants différents, dans le grand marché des idées d'aujourd'hui: il est frappant de constater l'apparition de la notion de "spécisme" et d'"antispécisme" - courant affirmant que l'animal est une personne - et celle de "grand remplacement" - courant affirmant qu'une substitution de civilisation par une autre est à l’œuvre : les deux idées, issues de milieux de pensée radicalement différents, ont tout d'abord été confidentielles, avant de passer dans le débat comme des positions radicales ou extrémistes, puis (c'est l'état actuel de leurs évolutions) de s'introduire peu à peu dans le langage, puis dans le militantisme, et dans l'action politique concrète.**** Leur caractéristique est de nier la tradition philosophique et éthique dans un cas, les études sociologiques et démographiques dans l'autre ; dans les deux, c'est le primat de l'impression et de l'émotion.

Les leçons des rhéteurs, des sophistes - et de leurs adversaires philosophes - de l'Antiquité sont toujours d'actualité. L'influence se fait à l'échelle de millions de personnes, en mettant en œuvre la persuasion, la bonne vieille rhétorique, c'est-à-dire les techniques pour emporter l'adhésion en activant les impressions, les sentiments & les émotions. On voit bien - tous les jours - qu'en dépit du caractère rationnel de la méthode critique dont nous avons parlé plus haut, le commun a tendance à croire vrai ce que le cœur apprécie, non ce que la raison observe en adéquation avec la réalité.***** Il ne faut pas chercher plus loin la source des infox et des théories du complot. La clé de compréhension de ce phénomène d'aujourd'hui réside dans cet axiome: on répute vrai ce qui nous fait plaisir.

La vérité est remplacée par les opinions comme la liberté est remplacée par les désirs individuels.

Toute vérité est devenue provisoire. 

MAGISTER



* "ère du soupçon": titre d'un essai de 1956 de Nathalie Sarraute, consacré aux relations auteur lecteur.

** ainsi, dans la Déclaration de 1789: "la loi est l'expression de la volonté générale". Mais comment connaît-on cette volonté générale? Et à quels critères moraux cette volonté générale se réfère-t-elle? 

*** non désireux de polémiquer, je laisse au lecteur sagace le soin de deviner de quelles choses je veux parler.

**** le phénomène dont je parle a été analysé en ce moment sous le vocable de fenêtre d'Overton, auquel nous renvoyons le lecteur curieux.

***** "ce que la raison observe en adéquation avec la réalité"... c'est la notion même de réalité qui est déconstruite aujourd'hui. La Raison, à force de raisonner, se détruit elle-même. A quoi se fie-t-on alors? à l'Impression. Retour au point de départ, idées reçues, préjugés & superstitions.



 

Alexander Calder (1898-1976) Les vers noirs, 1971 - Tapisserie en laine d'Aubusson 175×240cm. coll. privée.



 

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