Le portrait d'un intransigeant

Vivant et habile portrait du stoïcien, trouvé dans le plaidoyer pour Murena (dit Pro Murena) de Cicéron.

"Apprenez, Romains, que toutes les qualités excellentes et divines que nous admirons dans Caton lui appartiennent en propre; ses légères imperfections ne lui viennent pas de la nature, mais du maître qu'il a choisi. Il y eut autrefois un homme d'un grand génie, Zénon, dont les sectateurs s'appellent stoïciens. Voici quelques-uns de ses dogmes et de ses principes. Le sage n'accorde rien à la faveur, il ne pardonne aucune faute. La compassion et l'indulgence ne sont que légèreté et folie; il est indigne d'un homme de se laisser toucher ou fléchir. Le sage seul, fût-il contrefait, est beau; fût-il pauvre, il est riche; fût-il esclave, il est roi. Nous tous, qui ne sommes point des sages, ils nous traitent d'esclaves fugitifs, d'exilés, d'ennemis, d'insensés. Toutes les fautes sont égales, tout délit est un crime; étrangler son père n'est pas plus coupable que de tuer un poulet sans nécessité. Le sage ne doute jamais, ne se repent jamais, ne se trompe jamais, ne change jamais d'avis. 

Telles sont les maximes que le génie de Caton a adoptées, séduit par des autorités recommandables, non pas, comme tant d'autres, pour en discourir, mais pour en faire la règle de sa vie. Si les fermiers de l'État demandent une remise, - Gardez-vous, dira-t-il, de rien accorder à la faveur. - Des malheureux viennent-ils vous supplier? -, C'est un crime, un forfait que d'écouter la compassion. - Un homme avoue qu'il a commis une faute et demande grâce? -C'est être coupable que de pardonner. - Mais la faute est légère. - Toutes les fautes sont égales. - Un mot vous est-il échappé? - C'est un arrêt irrévocable. - Vous avez obéi au préjugé plutôt qu'à la raison?- Le sage ne hasarde rien. - Vous vous êtes trompé en quelque chose. - Il crie à l'insulte."

M. Tullius Cicero, Pro Murena, XXIX - XXX (trad. Nisard)


Le portrait est intéressant à plusieurs titres:

  1. si je devais présenter le stoïcisme à une classe du secondaire, je pense que je trouverais là une bonne porte d'entrée.
  2. J'ajoute immédiatement que Cicéron force peut-être quelque peu le trait, presque caricatural, pour qu'il aille dans le sens de sa thèse... ce portrait n'est pas extrait d'un traité de philosophie, mais d'un plaidoyer: la rhétorique est plus que jamais en action. 
  3. Les intentions de Cicéron sont à éclairer, justement: cela nous permettra de goûter un peu à la politique romaine, et à méditer sur l'intransigeance en politique.
Cicéron insère donc ce portrait de Caton dans son plaidoyer car Caton est justement présent: il est au nombre du parti adverse, du côté des accusateurs de Murena... nous tâcherons en peu de mots d'expliquer le problème, avec d'autant plus de plaisir qu'il nous plonge dans un moment de crise politique, un moment de haut péril à saveur familière - si les Cahiers de Saint-Jean s'abstiennent autant que possible de faire de la politique, le lecteur habile saura faire les parallèles les plus utiles entre la situation antique et les temps que nous traversons.

Murena, d'origine plébéienne, fait partie des candidats au consulat en 63, en même temps que Silanus & Sulpicius, deux aristocrates, et de  Catilina - qui restera célèbre comme agitateur, démagogue, prêt au coup de force. Murena est élu avec Silanus (le consulat était bicéphale). Sulpicius, mauvais perdant, remet en cause les résultats de l'élection, et lance une action judiciaire contre Murena, l'accusant de corruption électorale. Une période de nouvelle campagne électorale est à craindre, avec elle le blocage, la crise politique. Cicéron a été un soutien de Sulpicius, l'accusation de Murena n'est pas sans fondement, mais il va néanmoins défendre Murena, pour éviter des désordres qui risqueraient d'être profitables à Catilina. Cicéron va donc devoir faire preuve de souplesse... d'autant plus que, consul lui-même cette année-là, il a fait voter une loi contre la corruption électorale! Voilà donc un consul, champion de la lutte contre la corruption, se faisant le défenseur d'un candidat qui n'a pas hésité à faire quelques largesses pour se faire élire, et qui se trouve confronté à des adversaires parmi lesquels des amis, des alliés, des personnages - tels Caton - qu'il tient en haute estime. 

C'est ce Caton, justement, qui est la figure d'autorité morale; c'est lui le pur; l'intransigeant. Lui, Cicéron, fait ici figure d'homme prêt à faire des concessions... mais pour une plus haute raison, la raison du salut public.

Caton, mu par la plus pure philosophie, essentielle et radicale, "non pas, comme tant d'autres, pour en discourir, mais pour en faire la règle de sa vie", ne peut accepter qu'on ferme les yeux sur un cas de corruption électorale. Son profil de stoïcien est celui du radical, de l'ultra, qui n'est prêt à aucune concession quand c'est la vérité, ou la justice, qui sont en jeu. Cicéron, mu par le sens de l'Etat, fait le choix de fermer les yeux sur une faute moindre, pour ne pas risquer un péril plus grave. Dans son compromis, il y a une hauteur de vue, un pur idéal finalement.

On connaît les risques de l'une et l'autre posture: l'une laisse l'idéal immaculé, mais sur un détail, au risque de laisser tout le reste s'effondrer. l'autre fera le choix de s'arranger, sur un point, avec la morale, pour préserver le reste; le petit "arrangement" est bien dangereux, car il en appelle bien souvent un autre, puis un autre... quand s'arrêter?

Je laisse au lecteur le choix de la meilleure posture dans une telle situation. Nous sommes émus de voir ces hommes, dans la lutte politique, au cœur de la crise, combattre chacun à sa manière, posant des choix qu'ils assument, confrontant leur idéal respectif au réel. Caton, Cicéron: notez bien en conclusion que ni l'un, ni l'autre, n'empêchera les démagogues, les ambitieux du Ier siècle, de s'accaparer le pouvoir et de transformer progressivement la République en régime autocratique; que nous appelons imparfaitement Empire, et plus exactement Principat; ils mourront, tous deux, de mort violente; le premier de sa propre main quand tout était perdu, le second, proscrit.

Je sais bien qu'avec le recul, la posture de l'intransigeant, celle Caton, active notre admiration: c'est que nous savons rétrospectivement que tout était déjà perdu. Quitte à tout perdre, autant le faire avec panache, et laisser le souvenir d'un pur, d'un martyr de la tyrannie. Cicéron, à l'inverse (et ce sera également le cas pour Sénèque) laisse une image problématique, due à cette œuvre politique décevante, tant la tension entre l'idéal professé et les manœuvres politiciennes est forte.


MAGISTER

Nous pouvons, pour finir, lire la suite du texte, où Cicéron justifie philosophiquement sa "souplesse":

"De cette doctrine [celle de Caton, le stoïcisme], voici ce qui résulte contre nous: J'ai déclaré en plein sénat que j'accuserais un candidat consulaire. - Mais vous l'avez dit dans la colère.- Le sage est toujours maître de lui. - Mais c'était un propos du moment. - Il n'y a qu'un malhonnête homme qui puisse tromper et mentir; changer d'avis est une honte, pardonner est un crime, écouter la pitié, une lâcheté. Les maîtres que j'ai suivis (car je l'avoue, Caton, ma jeunesse, comme la vôtre, se défiant de ses propres lumières, a cherché à s'instruire dans l'école), mes maîtres, dis-je, fidèles aux principes modérés de Platon et d'Aristote, disent que le sage n'est pas toujours insensible à la faveur; la compassion honore l'homme de bien; il doit y avoir des degrés dans les châtiments comme dans les fautes; la clémence se concilie quelquefois avec la fermeté; le sage émet souvent un doute quand il ignore; il peut être emporté par la colère; il se laisse fléchir et désarmer; il doit quelquefois rectifier ce qu'il a dit, renoncer à son premier sentiment; enfin toutes les vertus doivent être renfermées dans de certaines limites."

Vassily Vassilyevich Kandinsky (Василий Васильевич Кандинский), Soleil Rouge et Bateau (1927)


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