Vos enfants sont-ils chrétiens?

Quelques réflexions après la retraite de lycéens en 2022, à l'abbaye de Boulaur. J'écris ces lignes en ayant ces jeunes gens à l'esprit, et dans la pensée que cela pourra retenir l'attention de certains lecteurs.

Ils avaient 17 ou 18 ans et étaient englués dans cette contradiction de vouloir être pris pour des adultes et d'être des enfants. Là-bas, dans ce cadre et ce moment, loin du lycée, ils m'ont paru dans toute la contradiction de leur état transitoire, leur arrachement à l'enfance, les ris et les jeux qu'au fond ils n'ont pas envie de quitter, et leur accession à l'âge adulte, qu'au fond il n'ont pas envie de réaliser. Leur contenance avait du mal à dissimuler leurs réactions puériles, si étonnantes venant de jeunes adultes, qui se plaignent des repas préparés par les sœurs, du caractère rébarbatif des travaux, de l'absence de goûter, de n'avoir pu se doucher... ils se plaignent, pleurnichent comme des enfants. Restés enfants, ils jouaient à l'adulte, et pour eux, c'est le ton désabusé qui en serait le marqueur. C'est tout un paradoxe: arrivant à l'âge adulte, ils rejettent les discours des adultes; leur solution: adopter un langage "blasé" comme révélateur de leur lucidité (on ne me la fait pas), de leur liberté à l'égard du monde adulte. Ce ton de catholique blasé m'a décontenancé. Cette retraite, préparée comme un petit bijou, avec temps de prière, temps de service, temps d'enseignements, prédicateurs, intervenante d'une formatrice sur la vie affective, témoignages de sœurs, visite de la grange, et même une rencontre avec l'archevêque d'Auch, ils l'ont pris en faisant la moue. Le "topo" sur le discernement? C'est ce qu'on nous rabâche depuis l'enfance! Je me suis senti tout à coup étranger à ces jeunes personnes. Ce "rabâchage" des beautés de la vie en Dieu me semble, à moi, un bien doux rabâchage... j'aime que l'on me rappelle cette beauté, même si ce ne sont que quelques rudiments, ainsi livrés, de la foi, celle que j'ai embrassée, celle qui m'a été donnée, par grâce! Cette tendresse d’Église, l'ont-ils? Ils n'adoptent pas cette posture d'accueil, de disponibilité, qui sait faire son miel d'un seul détail d'un discours trop long, par là oubliant la longueur et faisant fructifier en son âme la parole retenue au vol. Ils rejettent. La parole du prédicateur ne fait pas écho.

A la veille de l'âge d'homme, c'est la dernière régression. On leur a beaucoup parlé, on leur a inculqué, ils ont reçu. Peut-être est-ce notre faute: jamais pris pour des adultes, il n'ont jamais adhéré par liberté.

En dépit de ces déceptions, il y eut quelques traits de lumière. Les échanges sur la vie intérieure, sur la vie affective, qui ont révélé leur désordre émotionnel et qui rend indulgent à l'égard de leur ton désabusé, qui, par hypothèse, est peut-être une simple armure recouvrant leur désarroi, leurs blessures, leurs nœuds - leurs déserts. Le témoignage d'un converti semble les avoir touchés également. Quand on les interroge sur Dieu, qu'en ressort-il? une difficulté à s'extraire de la leçon apprise par cœur, le fameux rabâchage dont nous parlions, cette leçon qui a pour vocation à être assumée, intériorisée, mais que l'on a mal apprise parce qu'on a du mal à y croire. Le paganisme, en fait, est dans tous les cœurs... on pense dureté quand le christianisme appelle à penser légèreté. La passion pour la prière, pour la mystique, pour la liturgie leur est, apparemment, étrangère pour l'instant. Reste un peu de catéchisme, une légère théologie, de la morale.

La morale, justement. Elle est liée au reste, notons-le d'emblée ; nous allons expliquer pourquoi. Ce qui est frappant, c'est la grande ignorance (ou ignorance feinte?) de ce qui est un péché. Là, je vois leur peu d'entrain à se dépouiller. En cela est le lien avec la mystique: l'allègement du chrétien, pour faire toute la place à l’Époux divin, ne leur est pas familier. Voir un "film de violence", est-ce un péché? Voyons! Nous priverions-nous de voir un beau film "historique", tel Gladiator (sic!). L'idée qu'ils peuvent très bien aller au Ciel sans voir ce film ne les effleure pas, non plus que les effleure la crainte de voir un film dangereux pour leur âme. Le confort, c'est sacré. Ces fils et filles des familles catholiques ne semblent pas disposés à abandonner leurs loisirs, leurs plaisirs à base de soirées alcoolisées, leurs jeux imbéciles, leurs réseaux avilissants, leurs amourettes infécondes. Leurs fêtes, leur alcool, leurs flirts. La double-vie du chrétien commence dès l'enfance.

J'appelle cela "paganisme" par commodité, il ne faut y voir aucune exactitude historique. On pourrait mieux dire pesanteur, lourdeur. Nous naissons païens; nous naissons dans toute la lourdeur de la glèbe. Être chrétien ne se transmet pas génétiquement, et par conséquent un travail d'évangélisation est à réaliser. L'enfant, le petit humain, naît naturellement avec les réflexes du paganisme: égoïsme qui le pousse à considérer Dieu comme un distributeur automatique, ou méfiance apeurée qui l'amène à vouloir se concilier un Dieu menaçant; et aussi, l'esprit de condamnation à l'égard de celui qui commet des erreurs, doublé de l'absence de cette bienfaitrice humilité qui pousse à les reconnaître chez soi.

En arrivant dans un lycée catholique, converti ayant tout ignoré du catholicisme jusqu'à 20 ans, et tout embrassé à 30, la liturgie, la foi, la mystique, je rencontre des jeunes nourris à cela depuis le berceau; que découvré-je? Des jeunes gens pour lesquels le christianisme est un conformisme, une routine aux échéances espacées, un marqueur temporel; confits dans leur égoïsme, ils fuient toute douleur, c'est-à-dire tout effort. Ce sont des jouisseurs mous, des nihilistes en fait. Bien sûr, il y aussi les autres, pour lesquels le christianisme est une identité, indissociable d'un projet politique, mais sans élan spirituel apparent. Leur vertu est très humaine, et ils adhèrent à l’Église comme à un parti. Ils sont munis de leur identité, de leur morale, de leur patrimoine; je ne nierai pas que cela consolide et donne des repères. Mais l'humilité, l'anéantissement de soi et de son amour-propre, pour laisser à Dieu toute la place, le fol abandon, cela ne les concerne pas. Pour eux, qui attendent un Chef (un Chef très humain, bien entendu, un messie terrestre), la parole deposuit potentes de sede, exaltavit humiles ne semble pas être leur affaire.

Christianisme: la prière au centre. Tout le bruit du monde doit céder la place à la spiritualité. Le chrétien se dépouille, renonce à la gloire, à l'ambition, aux richesses, aux divertissements. C'est le grand silence, le silence de la grande Retraite. Ce renoncement n'est pas de la jeunesse, peut-être... le seul hic est qu'il ne semble pas être celui du microcosme chrétien, non plus, où règne le petit arrangement, le petit confort, le petit mensonge et le petit ricanement. Où sont les visages rayonnant de pureté, de joie simple? 

Magister

Konstantine Youon (Константи́н Фёдорович Юо́н), Jeunes de Podmoskovnaya, 1926



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